Maaloula
Je ne crains pas de parler sous le coup de l’émotion : il y a des choses qu’il faut avoir senties avant de pouvoir les comprendre. La seule chose qui importe, c’est de ne pas en rester à ce ressenti : j’espère que cela viendra, en son temps. A l’heure qu’il est, j’ignore si des gens qui me sont chers sont encore en vie, et j’aimerais comprendre mieux les raisons de ce drame qui nous afflige tous. Je précise que je soutiens évidemment Bachar al Assad face à la horde de tous les autres. Je l’ai d’abord soutenu par tradition familiale et paresse intellectuelle. Depuis quelques années, au moment où j’ai vécu les événements qui ont secoué l’Egypte, et la Syrie ensuite, j’ai été contraint de réviser mon jugement. Cela m’a permis de préciser ma pensée, vu que j’avais déjà commencé à douter de la valeur du nationalisme arabe. Entre-temps, Platon a remplacé Michel Aflaq sur mon chevet et dans mon âme.
Il paraît donc que l’opinion publique française n’est pas favorable à une intervention en Syrie. Il me semble que ce qu’il reste de chrétiens en Europe en général et en France en particulier se soucient du sort de leurs semblables syriens. Dernièrement, le cas du village de Maaloula a pu servir de « preuve par les faits », que la rébellion syrienne n’en est pas vraiment une, et que les chrétiens n’ont rien à gagner à ce que l’armée régulière syrienne perde du terrain face aux groupes armées qui tentent de prendre le pouvoir.
Il n’empêche que l’on ne peut pas laisser des gens qui, si François Hollande n’avait pas de velléités guerrières, ne sauraient même pas que Maaloula existe, dire n’importe quoi. Je lis aujourd’hui, via Le Salon Beige, dans cet article d’un certain Jean-Yves Le Gallou :
Conduite sous l’influence américaine et israélienne, la politique occidentale au Proche-Orient porte un nom : celui de stratégie du chaos. Chaos en Afghanistan, chaos en Palestine, chaos en Égypte, chaos au Liban, chaos en Irak, chaos en Syrie. Ce n’est évidemment ni le fruit du hasard, ni de quelconques maladresses mais d’une volonté machiavélique : « Diviser pour régner. »
Il est à craindre que l’expression de « stratégie du chaos » ne dérive du livre de Naomi Klein, qui en avait fait son titre. Quoiqu’il en soit, ce niveau d’analyse est incroyablement médiocre : autant expliquer les catastrophes naturelles par un dieu des vents et un dieu de la Mer en conflits l’un avec l’autre. Sans ironie, le principal défaut d’une telle analyse est qu’elle ne rend pas compte des causes intérieures des problèmes : tout vient de l’extérieur. A y réfléchir, une telle idée est incroyablement condescendante. Ayant décidé d’expliquer une situation concrète par tout ce qui n’est pas elle-même, par une vague « volonté extérieure », on en vient à tout naturellement à ne plus raisonner que par analogie : la Syrie comme l’Egypte, l’Egypte comme la Lybie, etc. Il n’est pas sûr au fond que le chaos soit le but de toute opération occidentale au Moyen-Orient ; peut-être plutôt une nouvelle partition régionale, qui ne se justifierait intellectuellement que par un recours devenu classique aux projets nationalistes : un Etat pour un « peuple ».
La politique traditionnelle de la France, monarchique comme républicaine, aux échelles du Levant était la protection des minorités chrétiennes. Nous nous acharnons à détruire les régimes qui les protégeaient en Irak, en Syrie, en attendant les répercussions au Liban.
Cela devient un leitmotiv : la France a toujours protégé les chrétiens d’Orient. On le répète à qui mieux mieux. On s’envoie des fleurs. C’est une habitude. C’est cela, la France !
Il semble en effet qu’on ait bien besoin de s’envoyer des fleurs : quand donc la France a-t-elle eu une telle politique en Orient ? Sous Napoléon III peut-être ? N’était-ce pas plutôt la conséquence de détestables calculs politiciens ? Et ensuite qu’en a t-il été, durant les périodes républicaines (vu l’anti-christianisme des idéologues et politiciens républicains) ? Il ne suffit pas d’affirmer, mais il faut montrer. Et à supposer que cette « politique traditionnelle » ait bien existé, a-t-elle été efficace ?
Je laisse de côté les questions purement historiques, qui n’intéressent que les spécialistes, dont j’avoue ne pas faire partie, pour en parler plus politiquement. Disons juste que quand les chrétiens se faisaient massacrer à Damas, avec la complicité des autorités turques, c’est Abd El-Qader, cet ennemi de la France, qui les protégeait, pas les français. Que quand ces derniers avaient juridiction en Syrie, leur politique favorisait les musulmans : de nombreux chrétiens se sont alors convertis, pour pouvoir bénéficier de meilleures conditions. Puisque l’on a mentionné Maaloula, que ceux qui doutent de ce que j’avance demandent aux habitants de ce village ce qu’il en était. Combien de familles ont quitté le village à cette époque, ont achevé de s’arabiser, et se sont converties à l’Islam ? Je crains que la plupart de nos vaillants croisés pacifiques d’aujourd’hui ne parlent pas l’araméen, ni l’arabe, et ne seront donc pas capables de connaître cette information-là. Dommage. Au reste, nos « Amis de la Syrie » s’y sont-ils jamais rendus ?
La France a engendré le Liban, grand bien fasse aux Libanais. Mais supposons que la construction du Liban soit un avantage pour les populations chrétiennes, ce dont personnellement, je doute fort, à moins de réduire les chrétiens du Moyen Orient aux seuls Libanais, où est l’intérêt des autres ? Oublions-les, leur sort ne compte pas : la France a créé le Liban, et ainsi est démontrée qu’elle a toujours voulu défendre les chrétiens du Moyen-Orient, qu’il s’agit de sa « politique traditionnelle » dans la région.
Et pourtant, la France n’a pas seulement engendré le Liban, mais aussi des générations d’intellectuels chrétiens convertis aux idéologies du XIXème siècle. Les diverses maladies intellectuelles dont souffre toute la région viennent de-là, et des écrits de grands penseurs musulmans, qu’on pourrait sans abus qualifier de penseurs islamiques, eux aussi pétris du faux humanisme européen. Ainsi est arrivée le nationalisme arabe, et la Nahda, dont les régimes actuels sont les héritiers directs. Et toute médaille ayant son revers, ce qu’on appelle désormais l' »islam politique » (un redoublement qui indique une altérité), en réaction à la double ingérence étrangère, politique et idéologique. Vous avez bien lu : l’étranger, c’est le nationalisme; et en même temps ce n’est pas dire que l’islam politique soit tout à fait autochtone. Un des drames du Moyen Orient, pour ne pas dire le drame, c’est justement qu’il est devenu très difficile d’y distinguer l’authentique de l’étranger, l’original de la copie ; et on ne risquerait pas d’y parvenir si l’on continuait à couvrir la réalité de multiples « opinions » des spécialistes/chevaliers ou hargneux du moment, opinions en apparence diverses, mais finalement convergentes dans l’erreur.
Bref, pour en revenir au cas qui nous occupe. Il n’est pas vrai de dire que les régimes arabes, nés des idéologies imbéciles d’une Europe moribonde, soient les « protecteurs des chrétiens », pas plus que l’Europe qui les a engendrés. Ces régimes marchent tous pour eux-mêmes; ce sont des tyrannies au sens que ce terme revêtait dans la philosophie politique classique. Il est évident que l’intérêt du moment est de les soutenir, face à la barbarie islamiste, et autre. Mais il ne faut pas pour autant faire d’un allié de circonstance, un ami. On sait au contraire, que le tyran n’a pas d’ami. Les chrétiens seront toujours utilisés par de tels régimes pour servir leurs intérêts du moment, ce qui les amènent aussi bien à les attaquer à la voiture piégée qu’à se poser ensuite en protecteurs des chrétiens victimes des terroristes islamistes. (Les tyrannies du Moyen-Orient, comme celles, plus subtiles, de l’Occident, ne se font aimer qu’au prix d’un mensonge généralisé et perpétuel – depuis que les deux sont entrées en conflit, la guerre médiatique bat son plein. Et comme ces monstres se nourrissent d’eux-mêmes, plus le temps passe, plus l’on peine à trouver ne serait-ce qu’une once de vérité dans les médias arabes, et dans les médias américains/européens quel que soit leur bord politique).
Il n’est ni utile, ni juste de ne défendre que les chrétiens du Moyen Orient. Inutile à mon sens, parce que cela ne fonctionne pas : les chrétiens ne sont pas isolés : ils vivent dans une société diverse, au point que l’ on ne peut guère saisir le sens de ce qu’est être chrétien au Moyen Orient, sans comprendre cette société (vivante) dont les minorités chrétiennes font partie. Et prenant les choses à l’envers, les autres ne disparaissent pas, qui vivent avec les chrétiens. A moins que l’on isole les uns des autres : le nationalisme more geometrico. Ce serait tenter de faire disparaître le problème, plutôt que de le résoudre, un acharnement technicien au service d’un désir de perfection mal orienté. Une vision à long terme permet de se rendre compte que cette tentative est vouée à rester telle. Et en échouant, en ne s’accomplissant pas, le problème empire. Au contraire de Jean-Yves Le Gallou, j’aurais tendance à expliquer la situation Syrienne par l’intérieur exclusivement. Et de ce point de vue-là, les idéologies européennes sont directement responsables du chaos politique d’aujourd’hui en Egypte, et en Syrie, quoique de façon différente. Une telle politique serait également injuste, en ce sens qu’elle est indifférente au sort des non-chrétiens – et je ne parle pas de Charité (chrétienne). On me rétorquera qu’un Etat n’a pas à s’ingérer dans les affaires étrangères, et a fortiori pour faire l’humanitaire. Je l’admets fort bien : mais alors, pourquoi, au nom de quoi faire exception pour les chrétiens ? La seule voie que je connaisse est celle de l’amitié, qui ne sort pas du cadre de la Justice, (ni de celui de la Charité, dès-lors que l’un des termes de la relation est chrétien). Celle-ci comme relation entre deux personnes, permet ce mélange d’indépendance de chacun et cette convergence des deux parties. Il en est de-même, je crois entre gouvernements, qui parlent au nom des hommes qui composent la société qu’ils ont à charge de diriger, ou entre plus petites communautés, à condition que la convergence qui fait l’amitié soit possible. Que tous ces paramètres soient pris en compte, et que ces conditions soient remplies, et qu’il y ait dès-lors entraide (et là, je ne suis pas sûr que cela soit le cas en ce-moment ; personnellement, je ne suis pas l’ami de cette France-là). Il n’y a pas d’autre voie : les autres ne valent pas d’être parcourues.
Et en ce qui concerne le but d’une telle entraide, ne nous trompons pas : la seule solution est politique ; elle n’apparaîtra que lorsqu’on aura bien posé le problème politique. Et ceci n’est possible qu’à condition de ne pas se laisser aller à croire savoir un millier d’informations historiques ou pseudo-historiques, et de recouvrir la réalité politique par une foule d’opinions d’autant plus ridicules qu’elles se prétendent politiques. Mieux vaut (re)lire Platon. Cela permettrait également aux chrétiens de droite/extrême droite français et/ou européens, de se rendre compte que la théorie des « intérêts des Etats » (celle que prône un Aymeric Chauprade ou un Eric Zemmour par exemple), et « la protection des minorités chrétiennes au Moyen-Orient » sont deux « politiques » qui ne s’impliquent pas mutuellement, ni ne convergent pas forcément, voire, divergeraient concrètement, dans la mesure où elles divergent intellectuellement.
Baroud d’honneur
On s’apprête à attaquer le régime et le territoire syrien ; et la France devrait suivre le mouvement.
Quant à moi, les mots me manquent.
Une réaction proportionnée, à la mesure de la méchanceté de la décision qui est celle de l’Occident, décidément uni dans le pire, serait toute formée de violence aveugle. Et d’autre part, je ne suis pas sûr qu’il y ait une façon sensée de réagir à l’insensé. On peut toujours essayer.
Précisons alors dès le début qu’il n’y a pas dans cette affaire d’un côté les bons, et de l’autre les méchants, ni du régime de Bachar ni des rebelles ou des occidentaux, leurs camarades. Il n’y a dans cette histoire, que des méchants, et des faibles. Des gens faibles face aux systèmes politico-religieux, médiatiques, militaires, etc. qui les dominent, d’abord. Il y a aussi des faibles d’esprit qui pensent que de bons cœurs pourraient les tirer d’affaire. Cette faiblesse d’esprit fait le jeu des méchants, et des pires d’entre eux : ceux qui parlent le langage de la bonté.
Car la méchanceté de ceux qui prétendent aider le faible, pour mieux servir leurs intérêts égoïstes, ou ceux d’égoïstes autres qu’eux-mêmes en dernière analyse, est la plus forte de toute, qui singe la Justice et même, la Charité pour mieux les fouler au pied toutes deux. On ne le dira jamais assez : tout argumentaire « humaniste » ou « humanitaire » (« humanisme » pratique), est le masque du calcul le plus sordide, double profanation de la Justice et de la Charité, sans lesquelles il n’y a pas d’ailleurs pas d’humanité digne de ce nom. On a dit que le vice est un hommage rendu à la vertu : la fausse vertu est un hommage rendu au vice. Les régimes politiques, les idéologies politico-religieuses qui méprisent la Justice ne méritent que notre mépris ; lorsqu’ils la singent ils méritent notre haine.
On voudrait en appeler à l’intelligence, mais il y a bien longtemps que la Sagesse a été chassée du monde occidental. (Ceux parmi les sages qui en doutent n’ont qu’à lire ce qui s’y dit en termes de philosophie politique pour en être convaincu). On pourrait rappeler à l’Occident son histoire, l’esprit qui était le sien, son âme ; mais cet être moribond, a décidé résolument il y a de cela déjà plusieurs siècles, de se distinguer par sa capacité de reniement, son infidélité. Il n’est déjà même plus l’ombre de lui-même, depuis qu’il a remplacé l’Amour par le calcul, et qu’il a renoncé à viser le Bien.
La France, dit-on, a vocation à défendre les chrétiens, et cette vocation serait devenue tradition au Moyen Orient. Je n’ai jamais pu y croire, et non pas seulement pour des raisons historiques. C’est qu’on ne peut pas y croire à moins de confondre la France de Saint Louis avec celle des tyrans de 1789 et de leurs héritiers. Il n’y a dans le monde d’aujourd’hui, ni croisade ni chevaliers ; juste des jeux d’intérêts et des mercenaires. Ce triste spectacle ne peut inspirer à l’homme libre que l’espérance de sa disparition prochaine.
Sans paradoxe, on peut en outre s’assurer que le calcul des Occidentaux, leur choix résolu en faveur des islamistes en Tunisie, en Lybie, en Egypte, et en Syrie est mauvais. De même que l’on ne gagne rien à s’associer à un profiteur pour monter une entreprise, ou à un mauvais gestionnaire, ou a fortiori, à quelqu’un qui cumulerait les deux tares, on ne gagne rien à s’allier avec de dangereux incapables, ou des incapables particulièrement dangereux comme le sont les groupes islamistes plus ou moins radicaux qui gangrènent les sociétés Moyen-orientales depuis plusieurs décennies. En outre, les populations ne sont pas favorables à ces groupuscules : à moins de propagande soutenue sur plusieurs dizaines d’années, à moins de mensonges répétés on ne fera pas qu’il advienne le contraire. Enfin si l’alliance de l’islamisme le plus primitif et de l’Occident le plus décadent n’est pas si étonnante que cela, cela n’en fait pas pour autant une alliance que l’on puisse qualifier de naturelle. La moindre occasion la brisera, comme le vent brise tout ce qui est bâti sur le sable.
C’est pourquoi en définitive, il vaudrait mieux ne pas réagir trop violemment. Parce que la vengeance est un plat qui se mange froid, et que l’Occident se charge lui-même de cuisiner.
En attendant, puisque l’excellence humaine peut encore se manifester dans la défense des faibles, dans la recherche de la Justice, et dans le combat militaire, rien n’est perdu, bien au contraire.
De la tyrannie
Ce sont des destructeurs ceux qui tendent des pièges au grand nombre et qui appellent cela un État : ils suspendent au-dessus d’eux un glaive et cent appétits.
F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra,
(Un livre pour tous et pour personne).
[1] L’état français a décidé de distribuer de nouveaux droits aux « couples homosexuels », afin de permettre à ceux-ci de « se marier » et d’adopter comme les « couples hétérosexuels ». Le camp du progrès applaudit des deux mains, mais d’odieux réactionnaires croient mener une lutte pour la civilisation. Qu’en est-il vraiment ? Ou soyons plus modestes : essayons de saisir quelle philosophie se dégage implicitement de l’une ou de l’autre position, de quelle liberté, de quel droit il est ici question. Bref, nous voudrions saisir quelques questions éternelles derrière un évènement d’actualité, que ceux (des deux camps) qui vivent dans la tyrannie du présent n’auront pas su dégager assez clairement. Et trancher ces questions rapidement. Et parce que les questions importent plus que les réponses, ces quelques réflexions resteront volontairement suggestives.
[2] Le projet de mariage pour tous s’inscrit dans le cadre d’une société où le droit est forgé et retouché par les mille bras d’un état tentaculaire. Le droit en question est en outre conçu comme un tout devant saisir tous les aspects de la vie, de chacun et de tous. A première vue, rien ne semble plus étranger à cette état des choses, qu’un droit qui s’instaurerait d’en bas (quelle que soit la signification précise que l’on donne à cet en bas). De fait, on n’a pas encore entendu dans un quelconque débat sur le mariage pour tous, une théorie du droit naturel s’exprimer publiquement et revendiquer la fin de ce positivisme vulgaire qui nous mène. C’est d’autant plus notable, que le sujet s’y prête pourtant remarquablement bien. Mais au contraire, il semble que les opposants au mariage pour tous en restent à ce statut d’opposant, et se refusent même à suggérer que leur opposition puisse être fondée sur autre chose que des opinions de tout ordre. En tout cas, le mot nature n’a pas été souvent prononcé, s’il a été prononcé.
Cependant, la question n’a pas non plus été traitée sur le mode du positivisme, et pour cause, quoique l’on pense de la nature du droit, force est de constater que la loi n’a pas ici la force dont les positivistes la revêtent, puisqu’elle n’est pas encore entrée en vigueur. Dans la mesure où ce sont les hommes qui font les lois, celles-ci se discutent comme toute autre action, et c’est très naturellement que les uns et les autres en sont venus à discuter de la pertinence de ce projet. Et mettre cette pertinence en question c’est admettre explicitement ou implicitement qu’il y a un fondement rationnel du droit positif, et comme toute argumentation a un point de départ, un principe pour parler comme les Anciens, la question de ce principe de droit se pose donc toujours au moins implicitement derrière les débats en cours. A ce niveau là de la réflexion, on peut se rendre chaque camp a été amené à affirmer qu’il y a une réalité ou forme de réalité que le droit ne pouvait ignorer. On a entendu dire de la part des « pro-mariage pour tous » que le droit « doit s’adapter à la société », qu’il y a des « familles homoparentales », et que par conséquent il fallait bien un projet de loi qui en tienne compte. Cet argument de « l’adaptation » (laissons de côté la question de savoir s’il est pertinent que cette adaptation se traduise par un changement du droit positif) est d’un profond tragique. Il justifie toutes les craintes de ceux qui s’opposent à ce projet de loi, dans la mesure où il serait un instrument merveilleux pour légaliser (comme on dit si mal) tous actes et modes de vie. On voit par-là que les polémistes qui s’inquiètent publiquement d’une future légalisation de l’inceste, ou autres comportements déviants. De ce point de vue-là, nous sommes par-delà le bien et le mal : il n’y a rien qui soit juste ou injuste, et qui doive s’imposer à nous, dans nos actes. Mais nos actes sont la mesure du juste ou de l’injuste. Le droit doit alors suivre la coutume. On pourrait penser que cet argument est la déliquescence du positivisme que nous affirmions triomphant plus haut. Mais il n’en est rien, car comme le néologisme « légaliser » le signifie fort bien, il s’agit de consacrer en Justice des actions qui en elles-mêmes sont d’une neutralité simple. Le juste est donc bien toujours une émanation du droit positif. La vie quant à elle, est démoralisée. A ce niveau-là, le relativisme règne, mais si ces actes venaient à être légalisés, ils seraient justifiés et malheur à quiconque aurait une morale autre que la leur. Ce qu’il faut faire, c’est ce qui se fait et que la loi sacralise : oseriez-vous en douter ?
Le projet « mariage pour tous » nous rappelle ce problème crucial des principes et fondements du droit. Il serait dommage de ne pas s’en préoccuper surtout lorsqu’on inscrit son engagement dans une perspective aussi vaste que celle de la défense de la civilisation.
[3] On pourrait contester la référence à une notion de justice. Dire qu’il n’en est absolument pas question. Mais nous ne parlons pas d’une référence explicite à la justice, mais bien d’une idée implicite de la justice, derrière les discours neutres au premier abord. Lorsqu’on entend parler d’une primauté de la liberté, que le droit doit respecter absolument, il convient de traduire: l’ordre juste est celui qui érige la liberté en valeur suprême.
Une réticence moderne et courante est de ne considérer la justice que comme une valeur, qui émane de chacun (chacun lui donnerait un sens tout personnel) et finalement ne regarde personne. Mais au moins devra-t-on concéder que la valeur dont ils ‘agit ne peut jamais être pensée comme fondamentale, et si l’on en vient à découvrir un arrière-fond à cette valeur, il faut donc la repenser. Il importe donc de clarifier cette notion de liberté. Ainsi que la voient les libéraux, elle est la valeur, mais elle n’a pas grand sens. Pour lui trouver un sens, peut-être faut-il en revenir à cette vieille distinction entre liberté de et liberté pour. Il va de soi que la liberté mène à tout, sans restrictions, à condition de ne pas s’arrêter en chemin. Et on ne voit pas comment on pourrait tirer de cette gerbe de libertés sans limite, les possibilités d’une vie en commun, ni les possibilités d’une vie bonne. Or la justice, c’est cela. Il convient donc de désacraliser cette liberté emphatique qui se trouve au fond de tous les argumentaires libéraux-socialistes. (Ceux qui disent que le « mariage pour tous » est juste, car il s’adapterait à une évolution de la société, ne disent au fond pas autre chose : les évolutions en question sont les effets de la liberté de). Pour être cohérent intellectuellement parlant, les opposants au « mariage pour tous » devraient revenir sur la profession de foi libérale qui est parfois la leur.
Quelle liberté nous reste-t-il ? Et comment s’articule-t-elle avec le droit ? La seule liberté que l’on puisse invoquer avec à-propos, c’est la liberté pour, qui est soumise aux exigences de la justice, qui ne se laisse certainement pas définir comme l’expression du droit positif. Toute la question est ici de savoir ce que le droit vise, si l’on accepte que le droit positif n’est pas à lui-même son propre fondement. Si l’on opte en toute connaissance de cause, pour la justice et non pour la liberté, on défend un droit positif limité par des exigences supérieures, et une liberté qui ne soit pas juste un droit de. S’opposer au projet de loi « mariage pour tous » c’est en outre, revendiquer une liberté de soustraction à la toute-puissance du droit positif. Cette liberté-là est celle que rejette toute doctrine tyrannique, qu’elle exalte l’Etat, la Loi, la République ou autres merveilleuses constructions politiques refusant de se soumettre aux exigences de la justice. Il ne s’agit pas de poser la liberté en principe du droit, ce qui n’a pas de sens, mais de rappeler une conception du droit telle que le droit positif ne soit pas le seul droit, ni que son autorité ne soit absolue, prétendument supérieure à ce que nous pourrions appeler l’ordre de la justice.
[4] Mais il semble que nous nous soyons éloignés de notre sujet : les fondements du droit. Au nom de quoi contester le projet « mariage pour tous » ? Au nom de la justice ; mais si celle-ci n’est pas une valeur, qu’est-elle ? Revenons en arrière. Les « pro-mariage pour tous » usent de l’argument des évolutions sociales auquel le droit devrait se conformer. Et les « anti », qu’en disent-ils ? Eric Zemmour, pour ne citer que lui, évoque l’ancienneté de l’institution du mariage, et tous, la réalité biologique. Toutes vérités importantes, qui suffisent sans doute à trancher un débat public. Cependant, là n’est pas le point crucial. La question est celle de la légitimité d’une loi, et donc, d’un critère pour en juger. Il est tragique que les opposants au « mariage gay », qui pour une grande partie d’entre eux sont catholiques et donc les héritiers d’une tradition philosophique d’un droit naturel, n’aient pas vraiment saisi ce de quoi il est question. Et ce, alors-même qu’un tel sujet s’y prête disions-nous à merveille. En fait, le sujet évoque immédiatement la notion de nature : un homme et une femme ont des enfants : quoi de plus naturel. Mais ce naturel-là n’est pas encore la nature dont se revendique le droit naturel. On peut dire en un sens très précis, que l’hétérosexualité (terme technique) est naturelle : elle est la voie par laquelle l’espèce humaine se perpétue. Là aussi, c’est un fait massif. Mais enfin, ça n’est pas un argument valable contre le projet de légaliser le mariage pour les « couples homosexuels ». Le projet en question entend donner des droits « à tous », c’est à dire « aux homos comme aux hétéros » : c’est-à-dire, à des hommes en tant que relevant de telle ou telle orientation sexuelle. Ce n’est pas tant l’homme qui est au fondement du droit, que son orientation sexuelle (et il va de soi que cette notion est si proche de celle d’actes sexuels, qu’on peut envisager sans peine une future égalité de droits pour chaque être qui accepterait de se définir par un quelconque acte sexuel). A ceci il faut opposer l’idée que le droit repose sur l’homme en tant qu’homme, ou pour le dire en des termes plus philosophiques, sur la nature humaine. On voit que le droit n’est plus limité au droit positif, car s’il n’y avait ne serait-ce qu’une famille, la notion de « droit naturel » aurait un sens, sans pour autant qu’il y ait un droit positif. Précisons également que l’homme en tant qu’homme, ce n’est pas un individu. L’individu, c’est l’homme pensé comme séparé du collectif dans lequel il s’inscrit par nature (faut-il rappeler que pour qu’il y ait un individu, il faut au moins qu’il y ait eu deux êtres humains ?), c’est à dire de la famille et de la société. Le droit naturel que nous invoquons ici prend donc en compte ces deux dimensions que sont le privé et le public, mais au sens de la vie privée et de la vie publique, auxquelles participent tous les hommes (et non pas au sens ou le public s’opposerait au privé, domaine de l’homme-individu). C’est là le point crucial, s’il fallait en isoler un. C’est là que l’on en revient, après tous les dévidages en tout sens, pro et contra. Pour que nos arguments aient un sens, il faut qu’ils soient ancrés sur la réalité, et non pas n’importe quel aspect de celle-ci, mais bien sur l’essentiel. C’est à partir de là que l’on peut parler de justice et en tirer les conclusions qui s’imposent en ce qui concerne le bien-fondé du droit positif. Quant à l’exemple du projet de loi « mariage pour tous », il s’agit de saisir s’il n’entrave pas cette exigence de justice qui se fonde sur la nature humaine. Mais plus largement, c’est de là que la morale reprend ses droits. Pas celle, tyrannique, qui prétend se confondre avec le droit positif. Ni celle qui se cache derrière une notion creuse de liberté, et finit par se dissoudre dans un relativisme presque total. Mais celle qui se propose à tout homme, quelles que soient l’idée qu’il s’en fait, parce qu’il est homme. Celle dont les exigences ne sauraient être contredites par le droit positif, parce que celui-ci n’est pas destiné à entraver le déploiement de la justice, mais à le favoriser dans les limites qui sont les siennes.
[5] Parler de morale ici n’est pas parler de morale religieuse. Le droit naturel que nous invoquons est de tradition socratique, puis aristotélicienne. Si le Christianisme médiéval en a hérité, c’est que son dogme et sa structure le permettait. On ne saurait en dire autant du Judaïsme ni de l’Islam. C’est la raison pour laquelle nous avons ramené ces réflexions à la notion de justice. Parler de morale ici, c’est parler de la vie, des actes qui la forment, du but qui est le sien. C’est saisir quels doivent être ces actes pour que l’homme mène une vie heureuse. Telle est la situation aujourd’hui, que rappeler ces choses simples sur la place publique nous vaudrait une haine sans borne de la part de tous ceux -et ils sont légions- qui cherchent à échapper à eux-mêmes, et défendent que se posent cette question de la vie bonne et du bonheur. Or il faut bien que nous nous posions ces questions pour que mériter le nom d’homme. Et ce sont ces questions qui nous font regarder vers la voûte céleste. Dans la mesure où elle permet de se poser de telles questions, la lutte contre le projet de loi « mariage pour tous » est le réveil d’une humanité en perdition. La civilisation en revanche, n’est pas en péril. Il ne semble pas que l’on perde au change.
Contra averroistas (2)
Mettant la main sur cette vidéo qui remet sur le tapis un sujet ouvert depuis bien longtemps sur ce blog sans avoir d’ailleurs jamais été fermé, nous ne pouvons résister à l’idée de renvoyer une fois de plus à cet article, et à celui-ci, et en outre, à partager à nouveau quelques réflexions.
1) Luc Ferry ne fait pas preuve de grande subtilité lorsqu’il entreprend de comprendre Averroès. Peut-être faut-il, pour s’en rendre compte, débrouiller deux questions distinctes, que Luc Ferry confond. D’une part, le Fasl al-maqâl est un écrit juridique, dans lequel le qâdî Averroès se charge de trancher du point de vue de la Loi religieuse, s’il convient ou non de pratiquer la philosophie, et à quelles conditions. D’autre part, se pose la question de savoir si les résultats de cette pratique de la philosophie sont compatibles avec les dogmes de l’Islam ou non. Ce sont deux questions différentes, et auxquelles Averroès ne donne pas la même importance : répondre à la première est l’enjeu du Fasl, tandis que la deuxième est éludée par lui, qui se contente d’affirmer en gros, que « nous-autres musulmans, nous savons qu’il n’y a pas de contradiction entre la vérité démontrée et la vérité révélée ».
2) Luc Ferry parle d’un « Islam des Lumières », d’une « démarche rationaliste », d’une « pénétration dans l’Islam du logos grec ». Il semble même que ces trois éléments n’en soient qu’un, à moins qu’ils ne soient différentes étapes d’un même processus… L’idée fantaisiste d’un Islam des Lumières du moins pour des oreilles un tant soit peu historiennes n’a pas à retenir notre attention. Concentrons-nous sur les deux autres éléments du discours de Ferry. Le Fasl al-maqâl relève-t-il d’une démarche rationaliste ? Ou mieux, en quel sens peut-on parler du rationalisme d’Averroès ? Ce sont là de vraies questions, et il ne s’agit pas seulement de lire, mais aussi de comprendre Averroès, et outre le grand faylasûf, de saisir l’esprit de l’Islam dont il est un fidèle.
3) a- Le Fasl, nous dit Ferry, et nous ne le contredirons pas, est un texte juridique. Et alors, il est évident qu’il est une expression rationnelle. Car le juriste use de la raison. Et Averroès le sait bien, qui va même justifier l’emploi du syllogisme démonstratif en remarquant que l’Islam des premiers siècles n’avait pas rechigné à l’idée d’intégrer le syllogisme juridique dans les études de droit religieux. Cependant, le droit dont ce texte se veut être un déploiement, n’est pas un droit fondé en raison, mais fondé sur la Révélation divine, dont Mohammed, le sceau des prophètes, a été l’instrument. Le Fasl al-maqâl est à la fois un texte religieux et un texte rationnel. Mais c’est la Loi (shar’) qui domine le discours, et non pas le logos grec (expression, soit dit en passant, tout à fait regrettable, mais bon passons), ni a fortiori, la « Raison » des Lumières. Voilà pour la question de la Loi et de la Raison, question fondamentale du point de vue d’Averroès, et dont il faut rappeler qu’elle est absente de la pensée chrétienne.
b- Comme nous le mentionnions plus haut. Averroès affirme que la Vérité révélée ne saurait être contraire à la vérité mise à jour par l’activité philosophique. Cette affirmation n’est pas justifiée par la raison philosophique, mais par un appel à la foi islamique. Bien des questions se posent à la lecture de ces instants rapides où Averroès aborde la question des rapports entre l’Islam et la Raison sous cet angle, bien que Luc Ferry soit content avec si peu. En quel sens peut-on dire qu’il n’y a pas de contradiction entre le shar’ et la philosophie (bien sûr, il faut préférer ce mot à celui, étriqué, de raison) ? Averroès affirme bien que « le vrai ne saurait être contraire au vrai ». Et il affirme que le Texte Saint doit pouvoir s’interpréter de telle façon qu’il dise la même chose que la philosophie. Du point de vue d’Averroès, il y a une équivalence parfaite entre l’enseignement contenu dans le Texte Saint et l’enseignement de la philosophie. Ainsi, on peut faire de lui un rationaliste si l’on veut, vu que la raison sera le critère mesurant ce à quoi il convient qu’un « homme de démonstration », considère comme vrai dans le domaine religieux même. A cet égard, le qualificatif de rationaliste est bien venu pour qualifier la doctrine averroïste, et toute son œuvre philosophique le confirme. Remarquons que l’on ne saurait dire la même chose au sujet des grands médiévaux chrétiens que mentionne Luc Ferry. Leurs œuvres sont rationnelles, mais certainement pas rationalistes, eux qui sont toujours théologiens avant d’être philosophes.
c) Il convient de noter en outre que ce rationalisme dont nous parlons ici concernant Averroès n’est pas un pur rationalisme. Qu’est-ce à dire ? Reconnaissons que le rapport posé par le philosophe de Cordoue entre la Philosophie et le Texte Saint n’est pas un rapport entre deux essences, mais bien une connexion qui s’est établie dans la pensée d’Averroès, et dont son œuvre fait foi. On sait qu’Averroès a tenté de dégager la philosophie d’Aristote de l’influence néo-platonicienne et religieuse islamique évidente chez ses prédécesseurs, en particulier chez Avicenne. Il reste que le Kashf et le Tahafut ne saurait être considérés comme des écrits purement philosophiques. On ne saurait les qualifier autrement, mais on ne peut pas plus oublier qu’ils répondent à des thématiques islamiques. On ne saurait donc considérer l’œuvre d’Averroès comme une œuvre entièrement faite de considérations exclusivement rationnelles. On ne peut pas non plus faire du penseur Averroès un penseur rationaliste au sens ou la religion chez lui découlerait de la seule raison. Selon le mécanisme que développe le Kashf, Dieu est la source de la vérité, qui inspire les prophètes et les philosophes. La source islamique d’une telle doctrine est-elle à démontrer ? Rappelons en tout cas, que de telles affirmations sont introuvables chez les Grecs.
d) Il importe également de ne pas considérer ce court texte sans prendre en compte l’œuvre averroïste dans son ensemble (ce que rappelait Brague dans son intervention). Une fois bien comprise la doctrine du Fasl, et sa prolongation dans le Kashf et le Tahafut, il reste possible et nécessaire de distinguer ce qui tient de la religion et ce qui tient de la philosophie. A moins que l’on tienne pour accordé que l’Islam n’enseigne rien de plus que la philosophie, et que la philosophie enseigne tout ce que dit l’Islam. L’œuvre averroïste est plus subtile que cela, mais il est vrai qu’elle amène à cette pensée. Mais une proclamation de pure rationalité suffit-elle à l’établir ? En philosophe en tout cas, on ne saurait l’accepter : on attend encore une pensée islamique qui démontre philosophiquement les croyances islamiques. En historien, à plus forte raison : on attend la démonstration que l’Islam est le fruit, mettons, du néoplatonisme syrien. Il y a en fait, il y a une ambiguïté fondamentale chez Luc Ferry, et dans tous les discours des averroïstes modernes, ambiguïté qu’il importe de lever en deux mots : l’Islam est une religion. Et en tant que telle, il sera difficile de la réduire à la raison. On peut l’affirmer, il sera bien plus difficile de le prouver. Averroès en tout cas, ne l’a jamais démontré, et au contraire, son œuvre démontre une influence extérieure, outre la philosophie. Ce sont des faits, et les faits ont un sens. Sauf pour ceux qui les neutralisent, parce qu’avant même de les connaître, ils se sont fait une idée. Or ces faits nous signifient que le rationalisme d’Averroès est une notion subtile, que l’Islam est peut-être différent de ce qu’Averroès a dit et voulu qu’il soit.
4) Le grand problème au fond, du discours de Ferry, c’est qu’il réduit tout à l’identique, au lieu de prêter attention aux différences. Ainsi le logos grec, les Lumières, le rationalisme philosophique, l’Islam, tout revient au même. Il importait au contraire, de bien rappeler qu’il n’en est pas ainsi, et que les différences sont autant de signes. Plus, ces rationalistes modernes depuis Renan, jusqu’à Ferry créent un Averroès ou un Islam à leur image. Ils s’inscrivent alors dans la longue histoire des batisseurs de légende, que seule l’histoire, celle qu’on connaît, peut nous permettre d’esquiver.
Christianisme et modernité
« Tout est chrétien, même l’erreur. Ce n’est pas un paradoxe. Le génie du christianisme est si universel, si pénétrant, si radical qu’il imprègne toutes choses. Depuis la naissance du Christ, il n’est rien dans l’homme qui ne soit affecté d’un coefficient religieux. Toute vérité a désormais un aspect religieux. Toute déviation de la vérité, tout sophisme, toute aberration ont une tonalité religieuse. Il n’y a plus d’autre possibilité pour l’erreur de se manifester que sous forme d’hérésie.
C’est là un mystère, un très grand mystère. Mais sans lui l’histoire de l’humanité après le Christ est rigoureusement inintelligible. Sans lui, elle n’est plus, selon le mot terrible de Shakespeare, qu’une histoire de fou, pleine de bruit et de fureur, racontée par un idiot. Si l’histoire a un sens, même dans ses désordres et dans ses chutes, ce sens ne peut être que chrétien. Chaque fois que nous tentons d’aller au fond des choses en matière historique, nous touchons du doigt la présence irréductible et ubiquitaire du christianisme sous sa forme orthodoxe ou sous sa forme hérétique. L’histoire universelle n’a qu’un seul axe le Christ.
Sur le plan social en particulier, tout désordre, tout détraquement s’est toujours traduit depuis le Christ sous forme d’hérésie. Au moyen àge, il n’est point d’attaque contre l’ordre social qui ne soit en même temps une hérésie chrétienne. Le cas des Albigeois est typique à cet égard. Celui du protestantisme à l’aube des temps modernes ne l’est pas moins. Quant à la Révolution française, nul n’a mieux aperçu que Michelet son caractère hérétique. Il l’a exprimé dans une phrase lapidaire « La Révolution continue le christianisme, elle le contredit. Elle en est à la fois l’héritière et l’adversaire »
C’est la définition même de l’hérésie qui sort du sein du christianisme pour le combattre. Comme l’écrivait, voici longtemps, Maritain, « les idées révolutionnaires sont des corruptions d’idées chrétiennes » et « un ferment divin corrompu ne peut être qu’un agent de subversion d’une puissance incalculable. »
Marcel De Corte – In : La libre Belgique, du 13/XII/1952.
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« Mes opinions et les vôtres sont à peu près de tout point identiques. Ni vous ni moi n’avons aucune espérance. Dieu a fait la chair pour la pourriture, et le couteau pour la chair pourrie. Nous touchons de la main à la plus grande catastrophe de l’histoire. Pour le moment, ce que je vois de plus clair, c’est la barbarie de l’Europe et sa dépopulation avant peu. La terre par où a passé la civilisation philosophique, sera maudite; elle sera la terre de la corruption et du sang. Ensuite viendra… ce qui doit venir.
Jamais je n’ai eu ni foi ni confiance dans l’action politique des bons catholiques. Tous leurs efforts pour réformer la société par le moyen des institutions publiques, c’est-à-dire par le moyen des assemblées et des gouvernements, seront perpétuellement inutiles.
Les sociétés ne sont pas ce qu’elles sont à cause des gouvernements et des assemblées : les assemblées et les gouvernements sont ce qu’ils sont à cause des sociétés. Il serait nécessaire par conséquent de suivre un système contraire : il serait nécessaire de changer la société, et ensuite de se servir de celle même société pour produire un changement analogue dans ses institutions.
Il est tard pour cela comme pour tout. Désormais la seule chose qui reste, c’est de sauver les âmes en les nourrissant, pour le jour de la tribulation, du pain des forts. »
Juan Donoso-Cortes – In : Où allons-nous ?, de Mgr Gaume, 1844.
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C’est parce que l’esprit de la modernité est l’héritier hérétique du Christianisme qu’on ne s’en débarassera pas par autre chose que le Christianisme orthodoxe. Le Christianisme est ici l’antidote, et c’est le seul. C’est là aussi une des raisons pour lesquels c’est la société qui doit changer avant les institutions. Car le Christianisme n’est pas une enième religion sociale, mais elle s’adresse aux personnes qui composent la société. Qu’il y ait des chrétiens, et il y aura une société chrétienne. C’est alors que le Christianisme reprendra ses droits, que ces cortèges monstres de religiosité dégénérée que sont nos idéologies modernes disparaitront. Car le chrétien ne saurait adorer l’oeuvre de ses mains.
Pour Saint Thomas
(Et accesoirement, afin de répondre,de façon très sommaire et très brouillonne mais néanmoins toute amicale, à Alain de Libera…)
En guise de présentation à un corpus de traductions de textes de l’oeuvre d’Averroès, Alain de Libera (qu’il n’est plus besoin de présenter) nous offrait il y a quelques années un texte intitulé « Pour Averroès », dans lequel il reprenait les éléments de la pensée du philosophe de Cordoue relatifs à la question de savoir comment lier la Philosophie et la Religion, éléments empruntés exclusivement au Fasl al-maqâl, au Kashf ‘an manâhij al-adilla, et au Tahafût al-tahafût. L’universitaire y décrivait les rouages de la pensée d’Averroès, et la comparait à celle de saint Thomas d’Aquin, sur la même question. Nous voudrions nous aussi, revenir sur ces moments de l’histoire de la pensée religieuse, comparer les réponses apportées par ces deux grands noms de la philosophie médiévale.
Nous venons de tenter de regouper ces éléments de pensée sous une même problématique, vague à souhait, celle de lier philosophie et religion. On pourrait dire de façon plus précise, qu’Averroès et saint Thomas ont un fond commun. L’un comme l’autre croient que Dieu a communiqué avec les hommes, qu’Il leur a enseigné quelque chose, qu’il y a donc un enseignement divin, et comme tel, considéré comme exprimant des vérités. Tous deux sont aussi convaincus de l’unité de la Vérité. A ce niveau là, il faut dire que pour l’un comme pour l’autre, la philosophie et l’enseignement divin ne peuvent s’opposer, vu que la vérité ne saurait s’opposer à la vérité.
Laissons de côté la question de savoir lequel des deux est un fidèle de la vraie religion, et penchons nous sur une autre des divergences entre ces deux auteurs, cette fois-ci, non plus sur le plan de leur foi, mais sur le plan intellectuel même. Faire l’unité de la vérité, concilier les données de l’enseignement divin, et celles de la philosophie a été une problématique dans l’oeuvre d’Averroès, et elle se retrouve aussi dans l’oeuvre de saint Thomas. Mais outre le fait que ces deux hommes sont des fidèles de deux religions différentes, et deux disciples d’Aristote qui ne partagent pas exactement la même philosophie, la solution qu’ils vont donner à ce problème particulier n’est pas la même chez l’un et chez l’autre.
Voyons-en les grands traits ici et là. Chez Averroès, la question est posée dès le titre du Fasl al-maqâl. Il s’agit d’étudier comment la Loi (al-shari’a), et la Philosophie (al-Hikma) sont liées entre elles. La question posée ainsi est typique en climat musulman. En climat chrétien, depuis les apologètes chrétiens jusqu’aux scolastiques médiévaux, en passant par saint Thomas d’Aquin, les termes de la question ne sont pas les mêmes. Il s’agit dans la pensée chrétienne, de lier la Foi et la Raison (Fides et ratio). Chez saint Thomas l’unité de la vérité va se faire dans le cadre de la théologie. C’est que saint Thomas est l’héritier d’une longue tradition de pensée, et sur ce point on pourrait sans peine montrer un lien avec la pensée augustinienne. Ce n’est pas là l’objet de notre propos, mais si la foi et la raison sont deux actes distincts et non opposés (cf: De Utilitate Credendi), il est tout à fait possible de constituer cet intellectum fidei qui est le but de la théologie. La théologie est donc dans cette perspective, le cadre de l’intelligence (du latin inter-ligere) d’un enseignement divin, oeuvre de la raison rendu possible par un acte de foi. La théologie est la science religieuse par excellence, qui prétend tirer ses principes de la Science de Dieu même. Dans la pensée de saint Thomas, la philosophie occupe donc une place seconde parce que la place première est tenue par la théologie. Et ce mot « première » peut ici s’entendre en deux sens. Elle est la première préoccupation, avant la philosophie. Et elle est première en dignité : science divine, qui transcende infiniment le savoir humain dont la philosophie est le sommet. Dans le système thomiste, si l’on peut s’exprimer ainsi, la rencontre de la religion et de la philosophie s’effectue par cet intermédiaire typiquement chrétien qu’est une théologie. Dans le système d’Averroès, c’est la philosophie qui occupe cette place primordiale. Soumise à la Loi révélée, qui en autorise à certains l’étude et à d’autres non (en fonction de leur « nature », qui les prédispose à la science, ou non), la philosophie est dans une posture seconde au moment, d’ailleurs factice, où s’écrit la fatwa qui tranchera de son sort. Une fois (pour ainsi dire) son étude autorisée, la philosophie se retrouve face à face à l’enseignement divin, sans intermédiaire. En Christianisme, c’était la Révélation non pas tellement une Révélation-Loi qu’une Révélation-Enseignement (et enseignement contenant des mystères au sens chrétien du terme) qui appelait un déploiement de la pensée, déploiement de la pensée qui se fait à partir de la foi, et la première conséquence de ce fait a été précisément la formation de la théologie. En Islam, il n’y a pas d’intermédiaire entre la philosophie et le donné révélé. En tant que Loi, cet enseignement divin est premier. Mais c’est la raison qui a la primauté, car c’est elle qui enseigne l’homme. Averroès va faire de la philosophie la science suprême, en cela qu’elle mène à la connaissance des êtres, dont l’Etre. Cette place primordiale de la philosophie passe par une critique tantôt implicite tantôt explicite du ‘ilm al-kalâm, la « théologie de l’Islam », critique qui relègue celui-ci au second rang.
On le voit, la situation est donc fort différente ici et là. Les rapports entre Religion et Philosophie chez Averroès ne peuvent s’établir que selon le mode du rationalisme. C’est la philosophie qui établit la vérité (philosophique), et qui réinterprète le Texte Saint en fonction de ses propres découvertes. Cette interprétation est l’authentique, la vraie, celle qu’il ne faut pas communiquer aux hommes qui n’ont pas la même « nature » rationnelle que les sages. Chez saint Thomas au contraire c’est la Théologie qui prend la première place. C’est la vérité révélée qui s’impose au théologien par sa foi, et qui permet son activité intellectuelle première. La philosophie est un instrument dans les mains du théologien, instrument précieux, mais non nécessaire, qui lui permet de saisir plus profondément cette vérité révélée. Il faudrait, pour prendre en compte l’ampleur des conséquences de cette divergence, se rappeler qu’il n’y a pas en Islam de magistère orthodoxe comparable à celui de l’Eglise, et que tout l’enseignement divin y est le donné scriptuaire. Cela permet de se rendre compte des caractériques du rationalisme dont on parle ici au sujet d’Averroès. C’est un rationalisme religieux en ce qu’il n’existe que dans et par une Révélation-Loi, mais un rationalisme qui mène loin : c’est tout l’enseignement divin qui est compris et interprété par la philosophie, qui prend même en charge la mission de traduire en mode dialectique le résultats de ces recherches pour les « natures » intellectuelles inférieures (c’est le rôle du Kashf). En revanche, chez saint Thomas, c’est le fidéisme (ne pas entendre ce terme dans un sens négatif, excluant la raison) qui l’emporte, l’adhésion à la Parole Divine, et la raison est d’emblée limitée par cette adhésion même. La foi qui fait adhérer à la Parole Divine, dévoile des vérités, dont la compréhension est l’objet de la théologie. La raison joue un rôle second dans ce cadre théologique. Elle si joue un rôle premier en philosophie évidemment, la philosophie est guidée par la théologie. On ne saurait être plus loin du système d’Averroès.
Mais voilà que nous venons de décrire la situation et ses caractères généraux en traitant surtout de l’axe religieux de la question. Concentrons-nous à présent sur son axe philosophique. Dans le système d’Averroès, nous l’avons dit, elle tire tout à elle. C’est elle qui fait la pluie et le beau temps en religion, dès lors que la Loi en autorise l’exercice. La problématique de « La Loi et la Philosophie » se mue alors en celle des lois de la philosophie. Mais de quelle philosophie parle t’on ? On voudrait croire qu’il s’agit là de la philosophie en soi. Mais cette philosophie qui prouve l’enseignement obvie du Texte Saint, et qui l’interprète pour l’accorder à ses enseignements propres est toujours une philosophie particulière, la philosophie d’un philosophe particulier. Dans le système averroïste, la philosophie dont il est question est aristotélicienne, selon l’interprétation qu’en donne Averroès (et qui ceci dit en passant, s’écarte de l’aristotélisme d’Aristote lui-même). Loin de nous de déconsidérer l’oeuvre d’Aristote, ou l’oeuvre du Commentateur. Mais force est de constater que le système exige plus qu’un acte de foi en la philosophie en soi, un acte de foi en une philosophie particulière, dont on ne voit pas comment le justifier sans être soi-même un pur péripatéticien à la façon d’Averroès et selon le détail de ses accents. Or cela est problématique dans la mesure où cette philosophie revendique la vérité totale : religieuse et philosophique à la fois. Les déclarations admiratives d’Averroès à l’adresse d’Aristote, celui par qui « la vérité a été parfaite », prennent ici un sens tragique. C’est la pensée religieuse qui se trouve de facto sclérosée, obligée qu’elle est de s’en tenir à la lettre d’Aristote comprise par Averroès. Et c’est aussi la philosophie elle-même qui s’enferme dans une position « figeante » : la voilà qui s’affirme haut et fort, si haut et si fort, et qui en même temps, se coupe de toute stimulation religieuse, et de toute stimulation alter-philosophique, quasiment condamnée à étudier Aristote. Si c’est là le prix à payer pour ce rationalisme, il est peut être préférable, pour la pensée religieuse évidemment, mais pour la pensée philosophique aussi, de ne pas s’y aventurer, voyant que la voie dans laquelle on nous propose de nous engager n’est vraisemblablement qu’une impasse épistémologique. Et nous écrivons cela avec un pincement au coeur, ayant en mémoire ces accusations si souvent portées contre la scolastique médiévale, de s’être condamnée à un aristotélisme scolaire, qu’elle aurait répété inlassablement, sans pouvoir faire oeuvre créatrice, engoncée qu’elle était dans « la pensée théologique »… Qu’en est-il vraiment ? Nous ne parlerons pas ici de la scolastique en général, dans toute sa diversité d’expression, mais simplement de l’oeuvre de saint Thomas d’Aquin. Or il est clair que la philosophie y a une place seconde. Elle est ancilla theologiae, une servante pour la théologie (le théologien l’utilise c’est à dire, a sa propre philosophie, et utilise celle des autres – Non pas exclusivement tel ou tel philosophie particulière). Elle participe donc de cette façon au déploiement de la pensée proprement religieuse. En tant que subordonnée à une science qui lui est supérieure, elle est guidée par la foi, réglée par la dogmatique. On peut voir dans cette situation, un danger pour la philosophie, à condition de ne pas croire comme saint Thomas que la religion chrétienne est vraie. Mais puisqu’il s’agit là d’une opinion, soit supra-philosophique (dans le cas de saint Thomas, de la foi chrétienne), soit a-philosophique (dans le cas d’un préjugé rationaliste), mieux vaut ne pas s’inquiéter en philosophie des questions auxquelles en philosophe on ne peut répondre, et se borner à constater que dans un tel système, la philosophie est placée dans une dynamique à la fois théologique, et philosophique même, puisque les apports de la théologie se font sentir sur cette philosophie qui existe dans son cadre. Il n’y pas de raison, hormis par une raison théologique, de penser que la philosophie progresse forcément dans un système comme celui de saint Thomas d’Aquin. Mais il n’y a pas plus de raison de penser, hormis par une pure opinion négative à l’encontre de la doctrine chrétienne que nulle philosophie ne saurait justifier, que la philosophie ne puisse progresser dans ce cas. Car quoi que l’on pense du Christianisme et de la Théologie Chrétienne, il faut bien reconnaître que le système la place dans une position et une structure qui peut la faire progresser, dans une dynamique particulière. Au moins la philosophie chrétienne existe t’elle, et ses positions ne sont pas celles de la philosophie grecque son aînée. On peut ensuite se demander laquelle est la plus proche de la vérité, et ce serait là une question tout à fait légitime en philosophie, mais distincte du point que nous voulions ici mettre en lumière.
Averroès n’est pas un père de la modernité. Sa philosophie aura son heure de gloire dans l’Europe latine, mais la forma mentis d’Averroès et celle des théologiens chrétiens n’est pas la même, compte tenu des différences profondes entre le climat musulman et le climat chrétien. Le sujet des rapports entre religion et philosophie en est un exemple caractéristique. Or ce sont les problématiques chrétiennes qui ont permis le développement de la pensée chrétienne de la façon dont elle s’est déployée, et ce sont ces mêmes problématiques qui ont permis des distinctions qui avec le temps, devaient permettre l’émergence de la pensée moderne y compris sous la forme exclusivement philosophique. Si cette pensée moderne, après la pensée théologique du Moyen-Age Chrétien, -mettons pour faire vite de Descartes à Hegel- renoue avec un rationalisme qui ne se distingue de celui d’Averroès que considérant leurs origines respectives, et partant, par leur façon d’aborder le champ de la raison philosophique lui-même ; et si en revanche, elle se rapproche de lui sur le plan épistémologique, ce n’est pas qu’Averroès est un père de la modernité, c’est que l’esprit de la modernité rejoint quelque peu celui d’Averroès. Il n’y a pas lieu de s’en réjouir, car la philosophie n’a rien à gagner du rationalisme, et beaucoup à y perdre. Mais d’autre part, si abandonnant tout préjugé rationaliste, nous daignions nous pencher en philosophe sur la philosophie médiévale, peut-être pourrions-nous saisir à nouveau sa valeur, et la grandeur du Christianisme qui l’a engendrée. Il nous faut pour cela aimer la Sagesse.
C’est là le chemin vers la vérité, que tout philosophe devrait préférer à Averroès.
Et c’est le même chemin qui, avec la grâce de Dieu, mène au Christ, Lui qui est la Voie, la Vérité, la Vie.
Matérialisme historique
On pourrait penser, à juste titre, que les églises romanes ont des proportions plus harmonieuses, et que l’atmosphère qui en émane est plus recueillie, il n’empêche que le texte ci-dessous n’est pas sans avoir une certaine âme :
« De même que l’esprit chrétien se retire dans l’intérieur de la conscience, de même l’église est l’enceinte fermée de toutes parts où les fidèles se réunissent et viennent se recueillir intérieurement. C’est le lieu du recueillement de l’âme en elle-même, qui s’enferme aussi matériellement dans l’espace. Mais si, dans la méditation intérieure, l’âme chrétienne se retire en elle-même, elle s’élève, elle s’élève, en même temps, au dessus du fini; et ceci détermine également le caractère de la maison de Dieu. L’architecture prend, dès lors, pour sa signification, indépendante de la conformité au but, l’élévation vers l’infini, caractère qu’elle tend à exprimer par les proportions de ses formes architectoniques. L’impression que l’art doit par conséquent chercher à produire est en opposition à l’aspect ouvert et serein du temple grec; d’abord celle du calme de l’âme qui, détachée de la nature extérieure et du monde, se recueille en elle-même, ensuite, celle d’une majesté sublime qui s’élève, qui s’élance au delà des limites des sens. Si donc les édifices de l’architecture classique en général, s’étendent horizontalement, le caractère opposé des églises chrétiennes consiste à s’élever du sol et à s’élancer dans les airs.
Cet oubli du monde extérieur, des agitations et des intérêtes de la vie, il doit être produit aussi par cet édifice fermé de toutes part. Adieu donc les portiques ouverts, les galeries qui mettent en communication avec le monde et la vie extérieure. Une place leur est réservée, mais avec une toute autre signification, dans l’intérieur même de l’édifice. De même la lumière du soleil est interceptée, ou ses rayons ne pénètrent qu’obscurcis par les peintures des vitraux nécessaires pour compléter le parfait isolement du dehors. Ce dont l’homme a besoin, ce n’est pas de ce qui lui est donné par la nature extérieure, mais d’un monde fait par lui et pour lui seul, approprié à sa méditation intérieure, à l’entretien de l’âme avec Dieu et avec elle-même.
Mais le caractère le plus général et le plus frappant que présente la maison de Dieu dans son ensemble et ses parties, c’est le libre esssor, l’élancement en pointes, formées, soit par des arcs brisés, soit par des lignes droites. Ce libre élancement qui domine tout et le rapprochement au sommet constituent ici le caractère essentiel d’où naissent, d’un côté, le triangle aigu, avec une base plus ou moins large ou étroite, d’autre part, l’ogive, qui fournissent les traits les plus frappants de l’architecture gothique…
L’ogive, dont les arcs semblent d’abord s’élever des pilliers en ligne droite, puis se courbent lentement et insensiblement, pour se réunir en se rapprochant du poids de la voûte placée au dessus, offre l’aspect d’une continuation véritable des pilliers eux-mêmes se recourbant en arcades. Les piliers et la voûte paraissent, par opposition avec les colonnes, former une seule et même chose, quoique les arcades s’appuient aussi sur les chapiteaux d’où elles s’élèvent.
La tendance à s’élever devant se manifester comme caractère principal, la hauteur des pilliers dépasse la largeur de leur base dans une mesure que l’oeil ne peut plus calculer. Les pilliers amincis deviennent sveltes, minces, élancés, et montent, à une hauteur telle que l’oeil ne peut saisir la dimension totale. Il erre ça et là, et s’élance lui-même en haut, jusqu’à ce qu’il atteigne la courbure doucement oblique des arcs qui finissent par se rejoindre, et là se repose; de même que l’âme, dans sa méditation, d’abord inquiète et troublée, s’élève graduellement de la terre vers le ciel, et ne trouve son repos que dans Dieu. »
G.W.F. Hegel, Esthétique, 3ème partie.
Mauvaise foi
Lu ici.
Simone Weil, si proche parfois d’une pensée anarchiste colorée par les irisations de la foi, n’a pas manqué de donner à l’interrogation de La Boétie un vibrant écho dans Oppression et Liberté. Et, comme trop souvent quand elle se tourne vers l’histoire sans majuscule, elle nous a laissé une critique de Marx où défilent nombre des lieux communs que les milieux antitotalitaires ne manqueront pas d’utiliser le moment venu, mais elle y met la prudence et l’intelligence sensible qui lui permettent de voir au delà même de ses propres limites.
Après avoir admis que le matérialisme de Marx ne concerne que la « notion de matière non physique », la « matière sociale » et « non pas la matière elle même », elle ne craint pas de déclarer que « Marx a purement et simplement attribué à la matière sociale ce mouvement vers le bien à travers les contradictions, que Platon a décrit comme étant celui de la créature pensante tirée en haut par « opération surnaturelle de la grâce » ; qu’il aurait oublié « que la production n’est pas le bien » ; et que, à l’instar de ses contemporains, il aurait complètement sous estimé l’importance de la guerre, car, dit elle, « le XIX ème siècle a été obsédé par la production, et surtout par le progrès de la production, et […] Marx a été servilement soumis à l’influence de son époque ».
Autant de contrevérités destinées à ramener Marx dans la problématique mystico chrétienne chère à Simone Weil, de manière à le mesurer à cette aune réductrice. La conception matérialiste de l’histoire laisse en effet le problème épistémologique de la « matière » aux abstracteurs de quintessence, aux philosophes, et elle s’en tient à l’analyse des rapports de production et de classes d’une société donnée ; aux conditions « matérielles » qui définissent ce que Marx pensait être la dernière forme d’exploitation non parce que la « matière sociale » en aurait ainsi décidé, mais parce que la production permettrait enfin de satisfaire les besoins du plus grand nombre et que la lutte des classes « tirerait » l’histoire vers le « bien », à savoir la solution d’un conflit qui n’aurait désormais plus de raison de s’en remettre à la « grâce », ou à « l’esprit » pour trouver une issue.
Chacun aura compris que cette matière sociale englobe aussi bien la culture que la politique et l’économie. Quant à l’histoire qui succéderait à la préhistoire, Marx ne pouvait ignorer qu’elle ne serait à l’abri ni des souffrances ni des conflits ; mais il pensait, en s’en tenant à une mesure du « progrès » fondée sur des besoins élémentaires dont la satisfaction a de tout temps été suspendue à l’activité « économique » , que ces inévitables maux seraient différents de ceux qui endeuillent les sociétés d’exploitation. Partant, il n’érigeait nullement « la production » en deus ex machina de l’histoire, mais il s’efforçait d’en expliquer rationnellement les effets et son rapport à la structure hiérarchique de la société.
La première phrase du deuxième paragraphe marque la pointe du raisonnement : Simone Weil a tort, elle a mesuré Marx à l’aune réductrice de la problématique mystico-chrétienne. Il n’y a pas de puisque ou de parce que entre ces bouts de phrases, mais croit deviner que l’auteur aurait bien voulu placer là une de ces deux conjonctions. Il peut être bon dès lors de se rafraîchir la mémoire. A l’automne 1934, Simone Weil achève la rédaction de ses Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, commencées d’écrire en mai de la même année, après avoir achevé, l’année précédente, Allons nous vers une révolution prolétarienne ?, où se trouve l’essentiel de sa critique du marxisme. Sa première expérience mystique date de l’automne 1938. Entre temps, elle avait déjà commencé d’écrire Oppression et Liberté. Il donc évident que ce n’est pas le christianisme qui a inspiré à Simone Weil sa critique du marxisme. (Pour situer cette critique de S. Weil dans son contexte, il peut être bon également de rappeler qu’elle fut amenée par la suite à rejoindre quelque peu Proudhon et à écrire l’Enracinement). En fait de réduction, c’est bien Louis Janover qui tient le haut du pavé, en ne considérant qu’ Oppression et Liberté et en oubliant les Réflexions et les articles précédents, non seulement il en vient à falsifier l’histoire, mais en plus il passe à côté du sens véritable de la critique de Simone Weil.
Le nerf de la critique de Simone Weil, c’est le chapitre II des Réflexions qui nous le livre :
Avant même d’examiner la conception marxiste des forces productives, on est frappé par le caractère mythologique qu’elle présente dans toute la littérature socialiste, où elle est admise comme un postulat. Marx n’explique jamais pourquoi les forces productives tendraient à s’accroître; en admettant sans preuve cette tendance mystérieuse, il s’apparente non pas à Darwin comme il aimait à le croire, mais à Lamarck, qui fondait pareillement tout son système sur une tendance inexpliquable des êtres vivants à l’adaptation. De même pourquoi est-ce que, lorsque les institutions sociales s’opposent au développement des forces productives, la victoire devrait appartenir d’avance à celles-ci plutôt qu’à celles-là ? Marx ne suppose évidemment pas que les hommes transforment consciemment leur état social pour améliorer leur situation économique; il sait fort bien que jusqu’à nos jours les transformations sociales n’ont jamais été accompagnées d’une conscience claire de leur portée réelle ; il admet donc implicitement que les forces productives possèdent une vertu secrète qui leur permet de surmonter les obstacles. Enfin, pourquoi pose t’il sans démonstration, et comme une vérité évidente, que les forces productives sont susceptibles d’un développement illimité ? Toute cette doctrine, sur laquelle repose entièrement la conception marxiste de la révolution, est absolument dépourvue de caractère scientifique. Pour la comprendre, il faut se souvenir des origines hégéliennes de la pensée marxiste. Hegel croyait en un esprit caché à l’oeuvre dans l’univers, et que l’histoire du monde est simplement l’histoire de l’esprit du monde, lequel, comme tout ce qui est spirituel, tend indéfiniment à la perfection. Marx a prétendu « remettre sur ses pieds » la dialectique hégélienne, qu’il accusait d’être « sens dessus dessous »; il a substitué la matière à l’esprit comme moteur de l’histoire; mais par un paradoxe extraordinaire, il a conçu l’histoire, à partir de cette rectification, comme s’il attribuait à la matière ce qui est l’essence même de l’esprit, une perpétuelle aspiration au mieux. Par là, il s’accordait d’ailleurs profondément avec le courant général de la pensée capitaliste; transférer le principe du progrès de l’esprit aux choses, c’est donner une expression philosophique à ce « renversement du rapport entre le sujet et l’objet » dans lequel Marx voyait l’essence même du capitalisme. L’essor de la grande industrie a fait des forces productives la divinité d’une sorte de religion dont Marx a subi malgré lui l’influence en élaborant sa conception de l’histoire. Le terme de religion peut surprendre quand il s’agit de Marx; mais croire que notre volonté converge avec une volonté mystérieuse qui serait à l’oeuvre dans le monde et qui nous aiderait à vaincre, c’est penser religieusement, c’est croire à la Providence. D’ailleurs, le vocabulaire même de Marx en témoigne, puisqu’il contient des expressions quasi mystiques, telles que « la mission historique du prolétariat ». Cette religion des forces productives au nom de laquelle des générations de chefs d’entreprise ont écrasé les masses travailleuses sans le moindre remords, constitue également un facteur d’oppression à l’intérieur du mouvement socialiste; toutes les religions font de l’homme un simple instrument de la Providence, et le socialisme lui aussi met les hommes aus ervice du progrès historique, c’est à dire le progrès de la production. C’est pourquoi quel que soit l’outrage infligé à la mémoire de Marx par le culte que lui vouent les oppresseurs de la Russie moderne, il n’est pas entièrement immérité. Marx, il est vrai, n’a jamais eu d’autre mobile qu’une aspiration généreuse à la liberté et à l’égalité; seulement, cette aspiration, séparée de la religion matérialiste avec laquelle elle se confondait dans son esprit, n’appartient plus qu’à ce que Marx appelait dédaigneusement le socialisme utopique.
Même si on ne connaissait pas la date de publication de l’ouvrage dont est tiré cet extrait, on serait forcé d’admettre qu’il n’y a pas de trace d’influence du christianisme là-dedans. La critique de Simone Weil consiste simplement à constater que tout un pan du marxisme n’est pas scientifique pour un sou, et rien de plus. Elle reproche au marxisme d’avoir appliqué « inconsciemment aux organismes sociaux le fameux principe de Lamarck, aussi inintelligible que commode, « la fonction crée l’organe ». « La biologie, ajoute t’elle, n’a commencé d’être une science que le jour où Darwin a substitué à ce principe la notion des conditions d’existence ». La conclusion tombe d’elle-même quelques lignes plus loin : « Pour pouvoir se réclamer de la science en matière sociale, il faudrait avoir accompli par rapport au marxisme un progrès analogue a celui que Darwin a accompli par rapport à Lamarck ». Ce n’est que plus tard que notre auteur dira en substance, que Marx a été un faux prophète et que sa religion était idolâtre. En attendant, pour qui ne croit pas que « l’idée de progrès est l’idée athée par excellence« , la critique de Simone Weil n’est pas pour autant sans valeur.
Ce n’est pas tout. Non seulement ces oeuvres ne répondent à aucune problématique mystico-chrétienne, mais elles sont exemptes de contrevérités, contrairement à ce qu’annonce Janover. En fait, la réfutation sommaire qu’il entreprend dans le troisième paragraphe cité ci-dessus, n’a rien de concluant. D’abord, Janover a beau rétorquer que « la conception matérialiste de l’histoire laisse le problème épistémologique de la matière aux abstracteurs de quintessence, aux philosophes »; il n’en reste pas moins vrai de dire que l’historicisme de Marx, implicitement basé sur l’idée lamarckienne de progrès, revient à considérer que la matière sociale se meut d’elle même vers le bien. Car ces mots de Simone Weil ne sont pas vraiment un travail d’abstracteur de quintessence ou d’épistémologue, mais plutôt une autre façon d’exprimer la même idée de « progrès interne » qu’elle voit en filigranne dans l’oeuvre de Marx. Ensuite, il n’est pas vrai de dire que « la conception matérialiste de l’histoire s’en tient à l’analyse des rapports de production et de classes d’une société donnée », si l’on entend par société donnée une société passée ou présente, puisque Marx théorise également une société qu’il considère comme à venir, la société communiste, celle qui en vertu de ses principes, « pourra écrire sur ses drapeaux : de chacun selon ses moyens,à chacun selon ses besoins ». Ensuite, lorsqu’il dit que « la conception matérialiste de l’histoire s’en tient aux conditions « matérielles » qui définissent ce que Marx pensait être la dernière forme d’exploitation non parce que la « matière sociale » en aurait ainsi décidé, mais parce que la production permettrait enfin de satisfaire les besoins du plus grand nombre et que la lutte des classes « tirerait » l’histoire vers le « bien », à savoir la solution d’un conflit qui n’aurait désormais plus de raison de s’en remettre à la « grâce », ou à « l’esprit » pour trouver une issue », Janover n’ôte pas à la critique de Simone Weil son objet. En effet, cette critique porte précisément sur la raison ou plutôt l’absence de raison qui permet aux marxistes de penser que les conflits puissent trouver une issue dans une hypothétique société communiste. Selon elle, il n’y a aucune raison de penser, lorsqu’on est acquis au matérialisme historique, que l’oppression tant honnie disparaisse. Ce sont précisément des axiomes du genre de celui-ci « parce que la production permettrait enfin de satisfaire les besoins du plus grand nombre », qui tombent sous la critique de Simone Weil, car il ne convient pas, venant de qui veut mériter le titre de scientifique, de se contenter de poser comme évidente telle ou telle progression, mais bien de mettre en évidence quelles sont les causes qui rendent ces progressions inéluctables. Or ce sont bien de telles preuves qui manquent à la doctrine marxiste, bien que celle-ci ne manque pas de se proclamer scientifique.
Résumons : De deux choses l’une ; ou bien Janover se montre incapable de comprendre la critique, pourtant simple, de S.Weil, ou bien il fait mine de ne pas la comprendre. Et quoiqu’il en soit, il ne nous livre rien qui nous oblige à prendre S.Weil pour une demeurée aux tendances mystico chrétiennes. Que les camarades se passent le mot.
Droit de critique
1- Le procédé qui consiste à brosser un tableau général de l’histoire économique, à constater que globalement, la courbe de la productivité a crû de façon remarquable depuis la révolution industrielle, pour en venir à poser comme évident un lien de cause à effet entre le libéralisme et cette hausse de productivité est pour le moins simpliste, ce pour deux raisons. D’abord, parce qu’une hausse générale n’est pas une hausse absolue, et qu’il y a fort à parier que derrière ce tableau général, se cachent des particularités, des sommes de progressions et de régressions, qui nuancent un peu la couleur générale. Ensuite, parce que le lien de causalité que l’on veut nous faire observer n’est pas exclusif. Une fois qu’on a pris conscience de la complexité de la question, il reste à en soumettre l’examen aux historiens, qui se chargeront de déterminer les tenants et les aboutissants du problème. En l’absence de connaissances véritables et précises -et nous avouons le plus humblement possible que nous sommes dans ce cas- il est impossible de discuter de la question sans faire oeuvre de propagande (le mot n’est pas trop fort, car il s’agirait bien ici de mettre l’histoire au service d’une opinion préétablie en présentant une image déformée de la réalité *).
Mais puisque par ailleurs, nous nous attribuons quelque compétence dans le domaine philosophique, qu’il nous soit permis cependant de clarifier quelques concepts. Si l’on définit le capitalisme comme une technique de production, et le libéralisme comme une doctrine économique capitaliste, il paraît hasardeux de déclarer celle-ci cause de la hausse de productivité plutôt que celle-là. Pour un libéral, la question est tranchée d’avance, puisque le bon rendement capitaliste, selon lui, est assuré par la libre concurrence. Plus celle-ci sera effectivement libre, et plus elle permettra de produire de richesses, et les bons rendements du capitalisme seront automatiquement attribués au libéralisme. Mais pour qui n’est pas encore acquis à la doctrine de la Concurrence Pure et Parfaite, la question reste entière, et l’histoire n’a pas dit ce qu’on voulait qu’elle affirmât. Et on a pu démontrer que celui qui se faisait passer pour un historien était en fait un économiste, ce qui n’a pas effet au meilleur chef de nous convaincre de la pertinence de son propos.
Par ailleurs, aurait-on tort de dire que le socialisme, comme le communisme d’ailleurs, n’a jamais été mis en oeuvre ? Il n’a pas manqué et il ne manque pas de sociétés qui se disent libérales. Mais y en a t’il eu une seule qui fonctionne ou a fonctionné véritablement selon le seul mécanisme de la libre concurrence ? Voilà une question d’histoire, et comme nous ne nous sentons aucunement capable d’endosser la responsabilité d’y répondre, laissons-la entière. En revanche, il semble difficile de nier que partout où le capitalisme a été introduit, il a su régler les problèmes de sous-production, et donc favoriser le bien-être. La société française en est un exemple parmi tant d’autres. C’est pourquoi nous voudrions avec toutes les réserves que notre incompétence en la matière exige, proposer la sentence suivante : à proprement parler, le libéralisme n’a pas produit plus de richesses que le communisme. En Occident comme en URSS, c’est le capitalisme qui a produit de la richesse ; en Occident, le capitalisme libéral, en URSS, le capitalisme d’état.
(à suivre)
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* L’appropriation de l’histoire permet au plus haut titre, de faire passer dans les masses au rang de dogmes les théories les plus discutables. Une fois brossé un tableau de l’histoire conforme à ce que la réalité devrait être pour qu’elle puisse appuyer une démonstration de la théorie que l’on entend prouver, ce tableau est d’autant plus efficace qu’il ne se prétend pas une démonstration, mais une évidence. L’histoire en effet, n’est pas à proprement parler, un argument. Elle est une description de la réalité, un modèle, et de tous les modèles possibles, elle est sans doute celui qui semble le plus conforme à son objet. L’histoire authentique est une science fort noble, qui n’a pas grand chose à voir avec le procédé dont nous parlons, et il n’est pas question ici de la mépriser, mais de constater combien, et combien plus que les sciences spéculatives, parce qu’elle fait voir des faits, et non des concepts abstraits, elle peut faire tourner la tête de ceux qui n’ont pas autant qu’il faudrait, le sens de la distance qu’il y a entre une science et son objet. Il n’est pas sans intérêt de constater que le scepticisme moderne a finalement débouché sur l’historicisme qui fait rage aujourd’hui, comme le scientisme emportait les plus grands esprits au XIXème siècle. Autrefois, le sceptique déclarait le réel inassimilable. Aujourd’hui, l’historiciste se l’approprie.
Nihil novi sub sole
Sans doute connaissez vous déjà cette vidéo, qui n’est pas bien récente.
Face à la bienpensance incarnée par Luc Ferry, Rémi Brague rétablit des vérités historiques. La philosophie chrétienne, plus ancienne que la philosophie coranique, n’a pas attendu cette dernière pour discuter des rapports entre la foi et la raison. Elle consacre la raison, en la soumettant à la foi chez saint Anselme, comme le note Brague ; on aurait même pu remonter au delà dans le temps, jusqu’à saint Justin par exemple, qui affirmait déjà au deuxième siècle, que tout ce qui a jamais été dit de vrai est nôtre (nous chrétiens). Il convient d’ajouter aux remarques de Brague que la question à laquelle répond le qadi Averroès ne pose pas le problème de la même façon que l’ont posé les philosophes chrétiens. Pour le philosophe arabe, il s’agit de concilier le droit et la raison, tandis que les chrétiens parlent des rapports entre la foi et la raison. Or, à une telle problématique -celle d’Averroès- il n’y a que deux solutions possibles, du point de vue latin. Ou bien l’usage de la raison est interdit et l’affaire se termine là, ou bien cet usage est autorisé, et la raison devient alors le critérium de la foi.
Le Fasl al maqal n’est pas un ouvrage dégoulinant de tolérance comme un bouquin de Luc Ferry, c’est entendu. Mais l’idée contraire, qui a cours le plus souvent chez les réactionnaires occidentaux que Dieu me donne parfois de croiser, qui réduit la pensée coranique aux théologiens du kalam est aussi fausse. Les uns pensent que l’islam est une religion tolérante, au sens moderne du mot (sens qui m’échappe à peu près complètement, je me dois de le confesser), et les autres prennent le contrepied de cette affirmation pour le moins arbitraire, par une autre saillie (toute aussi arbitraire) qui assimile l’islam à l’obscurantisme pur et simple. A ceux là, Rémi Brague paraîtra bien-pensant, et quiconque s’avisera de discuter du philosophisme d’Averroès sera considéré comme un aveugle, ou même sera considéré comme acquis à l’islam d’une façon ou d’une autre. Si l’on me permet une remarque personnelle à ce sujet, je pense que cet état de fait s’explique malheureusement par la perte du concept de philosophie chrétienne. On assimile celle-ci à du rationalisme, et on s’étonne alors qu’un musulman ait pu se montrer aussi rationaliste qu’un certain philosophe des Lumières qui parlait d’une religion dans les limites de la raison. On refuse de considérer qu’il y ait des liens entre sa propre pensée et celle d’un musulman. Pourtant, jusqu’à ce que l’histoire ait oublié les doctrines et les noms d’Averroès et d’Avicenne (pour ne citer que les plus connus d’entre les philosophes de confession musulmane), il restera vrai de dire que l’islam a produit des philosophes, outre les théologiens qui refusent d’interpréter au sens figuratif tel verset du Coran qui parle de l’oeil de Dieu.
(A part ça, en ce temps de Carême, n’oubliez pas de redoubler d’efforts pour satisfaire à la Justice de Dieu et mériter Sa Miséricorde.La Pénitence n’est pas seulement un sacrement, c’est aussi une vertu)
Charte
« Il y a une question pratique qui pour moi reste insoluble, c’est celle des professeurs. Que (pour les raisons que vous exposez si bien) la doctrine de saint Thomas soit la plus sûre, c’est assez pour que l’Eglise la recommande ou même la prescrive à ses maîtres -et c’est même à ce titre seulement qu’elle peut le faire, puisqu’aucune théologie n’est affaire de foi théologale. Mais le philosophe ou le théologien lui-même qui est chargé d’enseigner, c’est la vérité qu’il doit chercher, et non pas seulement la sécurité (on sait assez que, pour la vérité, il faut courir « de beaux dangers »). Alors il faudrait que tous ils voient la vérité du thomisme, que tous aient les intuitions fondamentales sur lesquelles il vit ? A mon avis une seule chose est absolument essentielle : c’est qu’il y ait, à chaque génération, un petit nombre d’esprit qui voient, et qui soient capables de passer le flambeau. Le seul fait qu’il y aura ainsi continuité et accroisement de génération en génération ne donnera-t-il pas au thomisme, si peu nombreux que soient ceux qui l’enseignent vraiment, une force incomparable (parce que toutes les autres chandelles s’éteignent d’une génération à l’autre) ? »
Jacques Maritain, dans une lettre privée destinée à Etienne Gilson, du 23 novembre 1965.