Saint Sépulcre

26-05 at 8:55 (Arabisme, Beauté, Encyclopédie, Histoire) (, , , , )

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Aristote et les autres

21-05 at 1:00 (Encyclopédie, Heurs et malheurs, Philosophie) (, , , , , , , , )

Felix qui potuit rerum cognoscere causas.

Virgile, Géorgiques, II, 489.

Les humanistes n’ont pas manqué de critiquer Aristote et de poursuivre de leur haine l’auteur de l’Organon, de Ramus à Nizzoli. Ainsi lorsque Francis Bacon entreprend de substituer son Novum Organum à l’Organon d’Aristote, il ne manque pas de ne pas se distinguer. Au delà de la critique de la logique aristotélicienne, les philosophes phares de la Renaissance ont une tendance à se prendre pour des génies dont le talent serait tel qu’il leur permettrait de se passer des fruits de la sagesse antérieure à la leur. Là encore, Bacon n’est pas l’exception qui confirme la règle. Il n’y a guère que Pythagore, Démocrite et Empédocle (dont les oeuvres sont perdues) qu’il loue ; Platon, Aristote, et les scolastiques sont assimilés à des bavards, des rêveurs, et leur travaux sont considérés comme néant. Mais si l’insulte est chose aisée, il est plus difficile de critiquer, et plus encore, de proposer mieux. Joseph de Maistre, dans un opuscule assez connu, son Examen de la philosophie de Bacon, a montré comment Bacon s’il a proposé de se passer du syllogisme, n’a pas réussi en fait à s’en passer, et comment il n’a pas inventé l’induction, que les Anciens connaissaient avant lui. De son côté, pour citer une autorité contemporaine, Jules Barthélemy Saint Hilaire montrait lui aussi, dans un ouvrage fameux, De la logique d’Aristote, ce malgré son amour pour l’esprit de la Renaissance, que tous les efforts des logiciens depuis Ramus, revenaient en fait à réintégrer sous une autre forme, ce dont ils prétendaient se passer, à savoir l’essentiel de la logique aristotélique, comme on disait alors. On aurait donc grand peine à trouver quelque caractère nouveau à cette induction baconienne qui se veut inductione vera, et il semble que Bacon lui-même le savait au moins vaguement. Si l’on veut saisir ce qui l’opposait vraiment à Aristote c’est la conception de la science que se font ces deux auteurs qu’il faut sonder.

La science telle que la conçoivent les Anciens en général et Aristote en particulier, n’a pas grand chose à voir avec la notion moderne de science. La science par excellence pour Aristote est la philosophie, et dans la philosophie, la métaphysique, tandis que pour les modernes, il n’y a de science que les sciences expérimentales, les autres matières étant associées à la rêverie, ouvre de l’imagination davantage que de la raison. Pourquoi cette supériorité de la métaphysique sur les autres sciences ? Parce que les causes secondes, objet de la philosophie, sont contenues en germe dans les causes premières, objets de la métaphysique. La philosophie est donc bien la fin de la connaissance humaine, amour de la sagesse. De plus, les principes des sciences, principes seconds, sont dépendants des principes premiers de la connaissance, principes de la philosophie.C’est pourquoi saint Thomas, dans le Prooemium de son commentaire de la Métaphysique d’Aristote, dit que la philosophie est scientia rectrix. Il ne s’agit pas d’entendre cette domination de la philosophie à la façon dont l’entend Descartes. Il n’y a pas besoin d’être métaphysicien pour être biologiste ou physicien ; et d’autre part, la philosophie n’a pas la capacité d’établir à la place de telle ou telle science, les résultats que celle-ci a vocation exclusive à fournir. De la dignité et de l’accroissement des sciences propose des vues différentes. Bacon s’y attache à distinguer la philosophia prima de la metaphysica. La philosophia prima devient le réceptacle des axiomes des sciences, Et la metaphysica dont l’objet est la forme, au sens baconien du terme (qui n’a pas grand chose à voir avec le sens aristotélicien du même mot, et marque un retour au matérialisme présocratique), devient alors une partie de la philosophie naturelle. Le positivisme qu’élaborera plus tard un Auguste Comte (qui ne manquera d’ailleurs pas de payer son tribu à F. Bacon) ne présente pas une structure fondamentalement différente, de la même façon, les sciences sapientiales y sont écrasées par les sciences expérimentales, et n’ont vis à vis de ces dernières, qu’une fonction sommaire marquant leur situation d’infériorité. (La théologie est à part de cette classification. Bacon lui réserve bien le titre d’aromate qui conserve les sciences, mais il agit comme si elle n’était qu’une rêverie, comme l’a bien vu J. de Maistre.)

La théorie baconienne fait procéder toute connaissance de l’expérience, et à cet égard, Bacon mérite bien l’infâme titre de Père de l’Empirisme. A l’inverse de la méthode d’Aristote, qui procède du général au particulier (Phys, I, 1, 184 a 24), l’induction baconienne permet de passer du particulier au général. C’est là l’échelle ascendante, dont parle Degérando, suivie de l’échelle descendante, qui retourne vers la nature à partir des axiomes obtenus (Nov.Org., I, 105). Il n’appartenait pas à Bacon de développer toutes les implications qu’une telle méthode suppose, dans les autres domaines de la philosophie, mais ses suiveurs, Hobbes et Locke s’en chargèrent, et ainsi renaquit le sensualisme. Le sensualisme en effet, n’est pas été inventé par les modernes, il est une régression, un retour à l’enfance de la philosophie. Pour s’en rendre compte, il convient de relire quelques passages de l’oeuvre d’Aristote, qui s’il fut un grand philosophe, portat aussi occasionellement la tunique d’un historien de la philosophie.

Dans son traité De l’âme et dans sa Métaphysique, Aristote discute des théories de la connaissance des anciens, en particulier d’Empédocle, que Bacon admire. Le Stagirite reproche à son prédecesseur d’avoir cru en l’identité de la sensation et de l’intellection. « Or, écrit-il, comme l’opinion veut que penser et avoir quelque chose à l’esprit, c’est comme avoir une certaine sensation, puisque dans les deux cas, l’âme discerne et connaît quelque chose de la réalité. Pour leur part, les Anciens prétendent aussi qu’avoir une chose à l’esprit et avoir une sensation, c’est la même chose. Comme Empédocle l’a dit : « car au gré de ce qui se présente, croît le génie humain » (De An, III, 3, 427 a 19-24). Cette constatation est répétée au livre Gamma de la Métaphysique, qui associe Démocrite et Parménide à Empédocle. Il ressort de là que le sensualisme n’est pas une nouveauté, comme nous l’annoncions plus haut. Dans le péripatétisme, connaître les causes ne peut se faire que par la raison, puisque comme le dit Aristote « nous pensons qu’aucune des sensations n’est sagesse ; pourtant ce sont elles par excellence, les connaissances des choses singulières, mais sur aucun sujet elles ne disent le pourquoi, par exemple, pourquoi le feu est chaud, mais elles disent seulement qu’il est chaud » (Méta, A, 981, 10-13). A l’examen de ces passages dans leurs contextes, nous pouvons réfuter une erreur de Tommaso Campanella qui prétendait que cette position qu’Aristote développe le mettait en contradiction avec lui-même. En fait, il apparaît que cette position n’est pas une contradiction, qu’elle repose au contraire sur une des armatures les plus essentielles du système aristotélicien, l’unité du sujet connaissant. (Notons au passage que Saint Thomas dans le Prooemium de son Commentaire de la Métaphysique d’Aristote, fait le lien entre la doctrine de l’origine des connaissances et le rang de la philosopie dans la hiérachie des sciences.) Cet exemple vérifie la généralité qui dit que les humanistes se sont montrés productifs contre l’aristotélisme, mais qu’en revanche, il ne s’en est pas trouvé beaucoup qui aient compris le véritable sens de la doctrine qu’ils discutaient.

Bacon n’a pas été lui-même sensualiste, dans la mesure où il ne s’est jamais posé la question sous cet angle. Aveuglé par l’idée de ce qu’il croyait inventer, il n’a pas su élaborer un système complet. Mais il se montre très proche des positivistes, qui refusent de concevoir que les sciences s’occupent des causes, et souhaitent qu’elle se cantonne à la seule étude des lois. Ce vocabulaire est étranger à Bacon, mais on aperçoit le même esprit, moins assuré que sous la plume de Comte, lorsqu’on le lit qui s’asseoit sur le vocabulaire aristotélicien pour lui substituer le sien, de manière à dés-ontologiser le réel sur lequel l’expérience s’applique (Nov.Org., I, 15 et surtout, I, 63). Il est bien le premier scientiste moderne, qui anticipe la furie positiviste, attend de la science le pouvoir, et dans le même temps, ne la fait pas progresser d’un pouce, comme on l’a fait remarquer bien des fois avec raison, de Joseph de Maistre à Emile Meyerson.

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Badinons

12-05 at 6:27 (Beauté, Musique) (, , , , )

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Matérialisme historique

7-05 at 6:28 (Beauté, Encyclopédie, Histoire, Lectures) (, , , , , , , , )

On pourrait penser, à juste titre, que les églises romanes ont des proportions plus harmonieuses, et que l’atmosphère qui en émane est plus recueillie, il n’empêche que le texte ci-dessous n’est pas sans avoir une certaine âme :

« De même que l’esprit chrétien se retire dans l’intérieur de la conscience, de même l’église est l’enceinte fermée de toutes parts où les fidèles se réunissent et viennent se recueillir intérieurement. C’est le lieu du recueillement de l’âme en elle-même, qui s’enferme aussi matériellement dans l’espace. Mais si, dans la méditation intérieure, l’âme chrétienne se retire en elle-même, elle s’élève, elle s’élève, en même temps, au dessus du fini; et ceci détermine également le caractère de la maison de Dieu. L’architecture prend, dès lors, pour sa signification, indépendante de la conformité au but, l’élévation vers l’infini, caractère qu’elle tend à exprimer par les proportions de ses formes architectoniques. L’impression que l’art doit par conséquent chercher à produire est en opposition à l’aspect ouvert et serein du temple grec; d’abord celle du calme de l’âme qui, détachée de la nature extérieure et du monde, se recueille en elle-même, ensuite, celle d’une majesté sublime qui s’élève, qui s’élance au delà des limites des sens. Si donc les édifices de l’architecture classique en général, s’étendent horizontalement, le caractère opposé des églises chrétiennes consiste à s’élever du sol et à s’élancer dans les airs.

Cet oubli du monde extérieur, des agitations et des intérêtes de la vie, il doit être produit aussi par cet édifice fermé de toutes part. Adieu donc les portiques ouverts, les galeries qui mettent en communication avec le monde et la vie extérieure. Une place leur est réservée, mais avec une toute autre signification, dans l’intérieur même de l’édifice. De même la lumière du soleil est interceptée, ou ses rayons ne pénètrent qu’obscurcis par les peintures des vitraux nécessaires pour compléter le parfait isolement du dehors. Ce dont l’homme a besoin, ce n’est pas de ce qui lui est donné par la nature extérieure, mais d’un monde fait par lui et pour lui seul, approprié à sa méditation intérieure, à l’entretien de l’âme avec Dieu et avec elle-même.

Mais le caractère le plus général et le plus frappant que présente la maison de Dieu dans son ensemble et ses parties, c’est le libre esssor, l’élancement en pointes, formées, soit par des arcs brisés, soit par des lignes droites. Ce libre élancement qui domine tout et le rapprochement au sommet constituent ici le caractère essentiel d’où naissent, d’un côté, le triangle aigu, avec une base plus ou moins large ou étroite, d’autre part, l’ogive, qui fournissent les traits les plus frappants de l’architecture gothique…

L’ogive, dont les arcs semblent d’abord s’élever des pilliers en ligne droite, puis se courbent lentement et insensiblement, pour se réunir en se rapprochant du poids de la voûte placée au dessus, offre l’aspect d’une continuation véritable des pilliers eux-mêmes se recourbant en arcades. Les piliers et la voûte paraissent, par opposition avec les colonnes, former une seule et même chose, quoique les arcades s’appuient aussi sur les chapiteaux d’où elles s’élèvent.

La tendance à s’élever devant se manifester comme caractère principal, la hauteur des pilliers dépasse la largeur de leur base dans une mesure que l’oeil ne peut plus calculer. Les pilliers amincis deviennent sveltes, minces, élancés, et montent, à une hauteur telle que l’oeil ne peut saisir la dimension totale. Il erre ça et là, et s’élance lui-même en haut, jusqu’à ce qu’il atteigne la courbure doucement oblique des arcs qui finissent par se rejoindre, et là se repose; de même que l’âme, dans sa méditation, d’abord inquiète et troublée, s’élève graduellement de la terre vers le ciel, et ne trouve son repos que dans Dieu. »

G.W.F. Hegel, Esthétique, 3ème partie.

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Mauvaise foi

1-05 at 10:16 (Encyclopédie, Histoire, Lectures, Philosophie) (, , , , , , , , , )

Lu ici.

Simone Weil, si proche parfois d’une pensée anarchiste colorée par les irisations de la foi, n’a pas manqué de donner à l’interrogation de La Boétie un vibrant écho dans Oppression et Liberté. Et, comme trop souvent quand elle se tourne vers l’histoire sans majuscule, elle nous a laissé une critique de Marx où défilent nombre des lieux communs que les milieux antitotalitaires ne manqueront pas d’utiliser le moment venu, mais elle y met la prudence et l’intelligence sensible qui lui permettent de voir au delà même de ses propres limites.

Après avoir admis que le matérialisme de Marx ne concerne que la « notion de matière non physique », la « matière sociale » et « non pas la matière elle même », elle ne craint pas de déclarer que « Marx a purement et simplement attribué à la matière sociale ce mouvement vers le bien à travers les contradictions, que Platon a décrit comme étant celui de la créature pensante tirée en haut par « opération surnaturelle de la grâce » ; qu’il aurait oublié « que la production n’est pas le bien » ; et que, à l’instar de ses contemporains, il aurait complètement sous estimé l’importance de la guerre, car, dit elle, « le XIX ème siècle a été obsédé par la production, et surtout par le progrès de la production, et […] Marx a été servilement soumis à l’influence de son époque ».

Autant de contrevérités destinées à ramener Marx dans la problématique mystico chrétienne chère à Simone Weil, de manière à le mesurer à cette aune réductrice. La conception matérialiste de l’histoire laisse en effet le problème épistémologique de la « matière » aux abstracteurs de quintessence, aux philosophes, et elle s’en tient à l’analyse des rapports de production et de classes d’une société donnée ; aux conditions « matérielles » qui définissent ce que Marx pensait être la dernière forme d’exploitation non parce que la « matière sociale » en aurait ainsi décidé, mais parce que la production permettrait enfin de satisfaire les besoins du plus grand nombre et que la lutte des classes « tirerait » l’histoire vers le « bien », à savoir la solution d’un conflit qui n’aurait désormais plus de raison de s’en remettre à la « grâce », ou à « l’esprit » pour trouver une issue.

Chacun aura compris que cette matière sociale englobe aussi bien la culture que la politique et l’économie. Quant à l’histoire qui succéderait à la préhistoire, Marx ne pouvait ignorer qu’elle ne serait à l’abri ni des souffrances ni des conflits ; mais il pensait, en s’en tenant à une mesure du « progrès » fondée sur des besoins élémentaires dont la satisfaction a de tout temps été suspendue à l’activité « économique » , que ces inévitables maux seraient différents de ceux qui endeuillent les sociétés d’exploitation. Partant, il n’érigeait nullement « la production » en deus ex machina de l’histoire, mais il s’efforçait d’en expliquer rationnellement les effets et son rapport à la structure hiérarchique de la société.

La première phrase du deuxième paragraphe marque la pointe du raisonnement : Simone Weil a tort, elle a mesuré Marx à l’aune réductrice de la problématique mystico-chrétienne. Il n’y a pas de puisque ou de parce que entre ces bouts de phrases, mais croit deviner que l’auteur aurait bien voulu placer là une de ces deux conjonctions. Il peut être bon dès lors de se rafraîchir la mémoire. A l’automne 1934, Simone Weil achève la rédaction de ses Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, commencées d’écrire en mai de la même année, après avoir achevé, l’année précédente, Allons nous vers une révolution prolétarienne ?, où se trouve l’essentiel de sa critique du marxisme. Sa première expérience mystique date de l’automne 1938. Entre temps, elle avait déjà commencé d’écrire Oppression et Liberté. Il donc évident que ce n’est pas le christianisme qui a inspiré à Simone Weil sa critique du marxisme. (Pour situer cette critique de S. Weil dans son contexte, il peut être bon également de rappeler qu’elle fut amenée par la suite à rejoindre quelque peu Proudhon et à écrire l’Enracinement). En fait de réduction, c’est bien Louis Janover qui tient le haut du pavé, en ne considérant qu’ Oppression et Liberté et en oubliant les Réflexions et les articles précédents, non seulement il en vient à falsifier l’histoire, mais en plus il passe à côté du sens véritable de la critique de Simone Weil. 

Le nerf de la critique de Simone Weil, c’est le chapitre II des Réflexions qui nous le livre :

Avant même d’examiner la conception marxiste des forces productives, on est frappé par le caractère mythologique qu’elle présente dans toute la littérature socialiste, où elle est admise comme un postulat. Marx n’explique jamais pourquoi les forces productives tendraient à s’accroître; en admettant sans preuve cette tendance mystérieuse, il s’apparente non pas à Darwin comme il aimait à le croire, mais à Lamarck, qui fondait pareillement tout son système sur une tendance inexpliquable des êtres vivants à l’adaptation. De même pourquoi est-ce que, lorsque les institutions sociales s’opposent au développement des forces productives, la victoire devrait appartenir d’avance à celles-ci plutôt qu’à celles-là ? Marx ne suppose évidemment pas que les hommes transforment consciemment leur état social pour améliorer leur situation économique; il sait fort bien que jusqu’à nos jours les transformations sociales n’ont jamais été accompagnées d’une conscience claire de leur portée réelle ; il admet donc implicitement que les forces productives possèdent une vertu secrète qui leur permet de surmonter les obstacles. Enfin, pourquoi pose t’il sans démonstration, et comme une vérité évidente, que les forces productives sont susceptibles d’un développement illimité ? Toute cette doctrine, sur laquelle repose entièrement la conception marxiste de la révolution, est absolument dépourvue de caractère scientifique. Pour la comprendre, il faut se souvenir des origines hégéliennes de la pensée marxiste. Hegel croyait en un esprit caché à l’oeuvre dans l’univers, et que l’histoire du monde est simplement l’histoire de l’esprit du monde, lequel, comme tout ce qui est spirituel, tend indéfiniment à la perfection. Marx a prétendu « remettre sur ses pieds » la dialectique hégélienne, qu’il accusait d’être « sens dessus dessous »; il a substitué la matière à l’esprit comme moteur de l’histoire; mais par un paradoxe extraordinaire, il a conçu l’histoire, à partir de cette rectification, comme s’il attribuait à la matière ce qui est l’essence même de l’esprit, une perpétuelle aspiration au mieux. Par là, il s’accordait d’ailleurs profondément avec le courant général de la pensée capitaliste; transférer le principe du progrès de l’esprit aux choses, c’est donner une expression philosophique à ce « renversement du rapport entre le sujet et l’objet » dans lequel Marx voyait l’essence même du capitalisme. L’essor de la grande industrie a fait des forces productives la divinité d’une sorte de religion dont Marx a subi malgré lui l’influence en élaborant sa conception de l’histoire. Le terme de religion peut surprendre quand il s’agit de Marx; mais croire que notre volonté converge avec une volonté mystérieuse qui serait à l’oeuvre dans le monde et qui nous aiderait à vaincre, c’est penser religieusement, c’est croire à la Providence. D’ailleurs, le vocabulaire même de Marx en témoigne, puisqu’il contient des expressions quasi mystiques, telles que « la mission historique du prolétariat ». Cette religion des forces productives au nom de laquelle des générations de chefs d’entreprise ont écrasé les masses travailleuses sans le moindre remords, constitue également un facteur d’oppression à l’intérieur du mouvement socialiste; toutes les religions font de l’homme un simple instrument de la Providence, et le socialisme lui aussi met les hommes aus ervice du progrès historique, c’est à dire le progrès de la production. C’est pourquoi quel que soit l’outrage infligé à la mémoire de Marx par le culte que lui vouent les oppresseurs de la Russie moderne, il n’est pas entièrement immérité. Marx, il est vrai, n’a jamais eu d’autre mobile qu’une aspiration généreuse à la liberté et à l’égalité; seulement, cette aspiration, séparée de la religion matérialiste avec laquelle elle se confondait dans son esprit, n’appartient plus qu’à ce que Marx appelait dédaigneusement le socialisme utopique.

Même si on ne connaissait pas la date de publication de l’ouvrage dont est tiré cet extrait, on serait forcé d’admettre qu’il n’y a pas de trace d’influence du christianisme là-dedans. La critique de Simone Weil consiste simplement à constater que tout un pan du marxisme n’est pas scientifique pour un sou, et rien de plus. Elle reproche au marxisme d’avoir appliqué « inconsciemment aux organismes sociaux le fameux principe de Lamarck, aussi inintelligible que commode, « la fonction crée l’organe ». « La biologie, ajoute t’elle, n’a commencé d’être une science que le jour où Darwin a substitué à ce principe la notion des conditions d’existence ». La conclusion tombe d’elle-même quelques lignes plus loin : « Pour pouvoir se réclamer de la science en matière sociale, il faudrait avoir accompli par rapport au marxisme un progrès analogue a celui que Darwin a accompli par rapport à Lamarck ». Ce n’est que plus tard que notre auteur dira en substance, que Marx a été un faux prophète et que sa religion était idolâtre. En attendant, pour qui ne croit pas que « l’idée de progrès est l’idée athée par excellence« , la critique de Simone Weil n’est pas pour autant sans valeur.

Ce n’est pas tout. Non seulement ces oeuvres ne répondent à aucune problématique mystico-chrétienne, mais elles sont exemptes de contrevérités, contrairement à ce qu’annonce Janover. En fait, la réfutation sommaire qu’il entreprend dans le troisième paragraphe cité ci-dessus, n’a rien de concluant. D’abord, Janover a beau rétorquer que « la conception matérialiste de l’histoire laisse le problème épistémologique de la matière aux abstracteurs de quintessence, aux philosophes »; il n’en reste pas moins vrai de dire que l’historicisme de Marx, implicitement basé sur l’idée lamarckienne de progrès, revient à considérer que la matière sociale se meut d’elle même vers le bien. Car ces mots de Simone Weil ne sont pas vraiment un travail d’abstracteur de quintessence ou d’épistémologue, mais plutôt une autre façon d’exprimer la même idée de « progrès interne » qu’elle voit en filigranne dans l’oeuvre de Marx. Ensuite, il n’est pas vrai de dire que « la conception matérialiste de l’histoire s’en tient à l’analyse des rapports de production et de classes d’une société donnée », si l’on entend par société donnée une société passée ou présente, puisque Marx théorise également une société qu’il considère comme à venir, la société communiste, celle qui en vertu de ses principes, « pourra écrire sur ses drapeaux : de chacun selon ses moyens,à chacun selon ses besoins ». Ensuite, lorsqu’il dit que « la conception matérialiste de l’histoire s’en tient aux conditions « matérielles » qui définissent ce que Marx pensait être la dernière forme d’exploitation non parce que la « matière sociale » en aurait ainsi décidé, mais parce que la production permettrait enfin de satisfaire les besoins du plus grand nombre et que la lutte des classes « tirerait » l’histoire vers le « bien », à savoir la solution d’un conflit qui n’aurait désormais plus de raison de s’en remettre à la « grâce », ou à « l’esprit » pour trouver une issue », Janover n’ôte pas à la critique de Simone Weil son objet. En effet, cette critique porte précisément sur la raison ou plutôt l’absence de raison qui permet aux marxistes de penser que les conflits puissent trouver une issue dans une hypothétique société communiste. Selon elle, il n’y a aucune raison de penser, lorsqu’on est acquis au matérialisme historique, que l’oppression tant honnie disparaisse. Ce sont précisément des axiomes du genre de celui-ci « parce que la production permettrait enfin de satisfaire les besoins du plus grand nombre », qui tombent sous la critique de Simone Weil, car  il ne convient pas, venant de qui veut mériter le titre de scientifique, de se contenter de poser comme évidente telle ou telle progression, mais bien de mettre en évidence quelles sont les causes qui rendent ces progressions inéluctables. Or ce sont bien de telles preuves qui manquent à la doctrine marxiste, bien que celle-ci ne manque pas de se proclamer scientifique.

Résumons : De deux choses l’une ; ou bien Janover se montre incapable de comprendre la critique, pourtant simple, de S.Weil, ou bien il fait mine de ne pas la comprendre. Et quoiqu’il en soit, il ne nous livre rien qui nous oblige à prendre S.Weil pour une demeurée aux tendances mystico chrétiennes. Que les camarades se passent le mot.

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