Contra averroistas (2)

30-06 at 3:15 (Arabisme, Encyclopédie, Histoire, Islam, Lectures, Philosophie)

Mettant la main sur cette vidéo qui remet sur le tapis un sujet ouvert depuis bien longtemps sur ce blog sans avoir d’ailleurs jamais été fermé, nous ne pouvons résister à l’idée de renvoyer une fois de plus à cet article, et à celui-ci, et en outre, à partager à nouveau quelques réflexions.

1) Luc Ferry ne fait pas preuve de grande subtilité lorsqu’il entreprend de comprendre Averroès. Peut-être faut-il, pour s’en rendre compte, débrouiller deux questions distinctes, que Luc Ferry confond. D’une part, le Fasl al-maqâl est un écrit juridique, dans lequel le qâdî Averroès se charge de trancher du point de vue de la Loi religieuse, s’il convient ou non de pratiquer la philosophie, et à quelles conditions. D’autre part, se pose la question de savoir si les résultats de cette pratique de la philosophie sont compatibles avec les dogmes de l’Islam ou non. Ce sont deux questions différentes, et auxquelles Averroès ne donne pas la même importance : répondre à la première est l’enjeu du Fasl, tandis que la deuxième est éludée par lui, qui se contente d’affirmer en gros, que « nous-autres musulmans, nous savons qu’il n’y a pas de contradiction entre la vérité démontrée et la vérité révélée ».

2) Luc Ferry parle d’un « Islam des Lumières », d’une « démarche rationaliste », d’une « pénétration dans l’Islam du logos grec ». Il semble même que ces trois éléments n’en soient qu’un, à moins qu’ils ne soient différentes étapes d’un même processus… L’idée fantaisiste d’un Islam des Lumières du moins pour des oreilles un tant soit peu historiennes n’a pas à retenir notre attention. Concentrons-nous sur les deux autres éléments du discours de Ferry. Le Fasl al-maqâl relève-t-il d’une démarche rationaliste ? Ou mieux, en quel sens peut-on parler du rationalisme d’Averroès ? Ce sont là de vraies questions, et il ne s’agit pas seulement de lire, mais aussi de comprendre Averroès, et outre le grand faylasûf, de saisir l’esprit de l’Islam dont il est un fidèle.

3) a- Le Fasl, nous dit Ferry, et nous ne le contredirons pas, est un texte juridique. Et alors, il est évident qu’il est une expression rationnelle. Car le juriste use de la raison. Et Averroès le sait bien, qui va même justifier l’emploi du syllogisme démonstratif en remarquant que l’Islam des premiers siècles n’avait pas rechigné à l’idée d’intégrer le syllogisme juridique dans les études de droit religieux. Cependant, le droit dont ce texte se veut être un déploiement, n’est pas un droit fondé en raison, mais fondé sur la Révélation divine, dont Mohammed, le sceau des prophètes, a été l’instrument. Le Fasl al-maqâl est à la fois un texte religieux et un texte rationnel. Mais c’est la Loi (shar’) qui domine le discours, et non pas le logos grec (expression, soit dit en passant, tout à fait regrettable, mais bon passons), ni a fortiori, la « Raison » des Lumières. Voilà pour la question de la Loi et de la Raison, question fondamentale du point de vue d’Averroès, et dont il faut rappeler qu’elle est absente de la pensée chrétienne.

b- Comme nous le mentionnions plus haut. Averroès affirme que la Vérité révélée ne saurait être contraire à la vérité mise à jour par l’activité philosophique. Cette affirmation n’est pas justifiée par la raison philosophique, mais par un appel à la foi islamique. Bien des questions se posent à la lecture de ces instants rapides où Averroès aborde la question des rapports entre l’Islam et la Raison sous cet angle, bien que Luc Ferry soit content avec si peu. En quel sens peut-on dire qu’il n’y a pas de contradiction entre le shar’ et la philosophie (bien sûr, il faut préférer ce mot à celui, étriqué, de raison) ? Averroès affirme bien que « le vrai ne saurait être contraire au vrai ». Et il affirme que le Texte Saint doit pouvoir s’interpréter de telle façon qu’il dise la même chose que la philosophie. Du point de vue d’Averroès, il y a une équivalence parfaite entre l’enseignement contenu dans le Texte Saint et l’enseignement de la philosophie. Ainsi, on peut faire de lui un rationaliste si l’on veut, vu que la raison sera le critère mesurant ce à quoi il convient qu’un « homme de démonstration », considère comme vrai dans le domaine religieux même. A cet égard, le qualificatif de rationaliste est bien venu pour qualifier la doctrine averroïste, et toute son œuvre philosophique le confirme. Remarquons que l’on ne saurait dire la même chose au sujet des grands médiévaux chrétiens que mentionne Luc Ferry. Leurs œuvres sont rationnelles, mais certainement pas rationalistes, eux qui sont toujours théologiens avant d’être philosophes.

c) Il convient de noter en outre que ce rationalisme dont nous parlons ici concernant Averroès n’est pas un pur rationalisme. Qu’est-ce à dire ? Reconnaissons que le rapport posé par le philosophe de Cordoue entre la Philosophie et le Texte Saint n’est pas un rapport entre deux essences, mais bien une connexion qui s’est établie dans la pensée d’Averroès, et dont son œuvre fait foi. On sait qu’Averroès a tenté de dégager la philosophie d’Aristote de l’influence néo-platonicienne et religieuse islamique évidente chez ses prédécesseurs, en particulier chez Avicenne. Il reste que le Kashf et le Tahafut ne saurait être considérés comme des écrits purement philosophiques. On ne saurait les qualifier autrement, mais on ne peut pas plus oublier qu’ils répondent à des thématiques islamiques. On ne saurait donc considérer l’œuvre d’Averroès comme une œuvre entièrement faite de considérations exclusivement rationnelles. On ne peut pas non plus faire du penseur Averroès un penseur rationaliste au sens ou la religion chez lui découlerait de la seule raison. Selon le mécanisme que développe le Kashf, Dieu est la source de la vérité, qui inspire les prophètes et les philosophes. La source islamique d’une telle doctrine est-elle à démontrer ? Rappelons en tout cas, que de telles affirmations sont introuvables chez les Grecs.

d) Il importe également de ne pas considérer ce court texte sans prendre en compte l’œuvre averroïste dans son ensemble (ce que rappelait Brague dans son intervention). Une fois bien comprise la doctrine du Fasl, et sa prolongation dans le Kashf et le Tahafut, il reste possible et nécessaire de distinguer ce qui tient de la religion et ce qui tient de la philosophie. A moins que l’on tienne pour accordé que l’Islam n’enseigne rien de plus que la philosophie, et que la philosophie enseigne tout ce que dit l’Islam. L’œuvre averroïste est plus subtile que cela, mais il est vrai qu’elle amène à cette pensée. Mais une proclamation de pure rationalité suffit-elle à l’établir ? En philosophe en tout cas, on ne saurait l’accepter : on attend encore une pensée islamique qui démontre philosophiquement les croyances islamiques. En historien, à plus forte raison : on attend la démonstration que l’Islam est le fruit, mettons, du néoplatonisme syrien. Il y a en fait, il y a une ambiguïté fondamentale chez Luc Ferry, et dans tous les discours des averroïstes modernes, ambiguïté qu’il importe de lever en deux mots : l’Islam est une religion. Et en tant que telle, il sera difficile de la réduire à la raison. On peut l’affirmer, il sera bien plus difficile de le prouver. Averroès en tout cas, ne l’a jamais démontré, et au contraire, son œuvre démontre une influence extérieure, outre la philosophie. Ce sont des faits, et les faits ont un sens. Sauf pour ceux qui les neutralisent, parce qu’avant même de les connaître, ils se sont fait une idée. Or ces faits nous signifient que le rationalisme d’Averroès est une notion subtile, que l’Islam est peut-être différent de ce qu’Averroès a dit et voulu qu’il soit.

4) Le grand problème au fond, du discours de Ferry, c’est qu’il réduit tout à l’identique, au lieu de prêter attention aux différences. Ainsi le logos grec, les Lumières, le rationalisme philosophique, l’Islam, tout revient au même. Il importait au contraire, de bien rappeler qu’il n’en est pas ainsi, et que les différences sont autant de signes.  Plus, ces rationalistes modernes depuis Renan, jusqu’à Ferry créent un Averroès ou un Islam à leur image. Ils s’inscrivent alors dans la longue histoire des batisseurs de légende, que seule l’histoire, celle qu’on connaît, peut nous permettre d’esquiver.

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