Pour Saint Thomas

8-08 at 12:04 (Apologétique, Arabisme, Heurs et malheurs, Hispanophilie, Histoire, Islam, Lectures, Philosophie, Théologie) (, , , , , , , , , , , , , , , , , )

(Et accesoirement, afin de répondre,de façon très sommaire et très brouillonne mais néanmoins toute amicale, à Alain de Libera…)

En guise de présentation à un corpus de traductions de textes de l’oeuvre d’Averroès, Alain de Libera (qu’il n’est plus besoin de présenter) nous offrait il y a quelques années un texte intitulé « Pour Averroès », dans lequel il reprenait les éléments de la pensée du philosophe de Cordoue relatifs à la question de savoir comment lier la Philosophie et la Religion, éléments empruntés exclusivement au Fasl al-maqâl, au Kashf ‘an manâhij al-adilla, et au Tahafût al-tahafût. L’universitaire y décrivait les rouages de la pensée d’Averroès, et la comparait à celle de saint Thomas d’Aquin, sur la même question. Nous voudrions nous aussi, revenir sur ces moments de l’histoire de la pensée religieuse, comparer les réponses apportées par ces deux grands noms de la philosophie médiévale.

Nous venons de tenter de regouper ces éléments de pensée sous une même problématique, vague à souhait, celle de lier philosophie et religion. On pourrait dire de façon plus précise, qu’Averroès et saint Thomas ont un fond commun. L’un comme l’autre croient que Dieu a communiqué avec les hommes, qu’Il leur a enseigné quelque chose, qu’il y a donc un enseignement divin, et comme tel, considéré comme exprimant des vérités. Tous deux sont aussi convaincus de l’unité de la Vérité. A ce niveau là, il faut dire que pour l’un comme pour l’autre, la philosophie et l’enseignement divin ne peuvent s’opposer, vu que la vérité ne saurait s’opposer à la vérité.

Laissons de côté la question de savoir lequel des deux est un fidèle de la vraie religion, et penchons nous sur une autre des divergences entre ces deux auteurs, cette fois-ci, non plus sur le plan de leur foi, mais sur le plan intellectuel même. Faire l’unité de la vérité, concilier les données de l’enseignement divin, et celles de la philosophie a été une problématique dans l’oeuvre d’Averroès, et elle se retrouve aussi dans l’oeuvre de saint Thomas. Mais outre le fait que ces deux hommes sont des fidèles de deux religions différentes, et deux disciples d’Aristote qui ne partagent pas exactement la même philosophie, la solution qu’ils vont donner à ce problème particulier n’est pas la même chez l’un et chez l’autre.

Voyons-en les grands traits ici et là. Chez Averroès, la question est posée dès le titre du Fasl al-maqâl. Il s’agit d’étudier comment la Loi (al-shari’a), et la Philosophie (al-Hikma) sont liées entre elles. La question posée ainsi est typique en climat musulman. En climat chrétien, depuis les apologètes chrétiens jusqu’aux scolastiques médiévaux, en passant par saint Thomas d’Aquin, les termes de la question ne sont pas les mêmes. Il s’agit dans la pensée chrétienne, de lier la Foi et la Raison (Fides et ratio). Chez saint Thomas l’unité de la vérité va se faire dans le cadre de la théologie. C’est que saint Thomas est l’héritier d’une longue tradition de pensée, et sur ce point on pourrait sans peine montrer un lien avec la pensée augustinienne. Ce n’est pas là l’objet de notre propos, mais si la foi et la raison sont deux actes distincts et non opposés (cf: De Utilitate Credendi), il est tout à fait possible de constituer cet intellectum fidei qui est le but de la théologie. La théologie est donc dans cette perspective, le cadre de l’intelligence (du latin inter-ligere) d’un enseignement divin, oeuvre de la raison rendu possible par un acte de foi. La théologie est la science religieuse par excellence, qui prétend tirer ses principes de la Science de Dieu même. Dans la pensée de saint Thomas, la philosophie occupe donc une place seconde parce que la place première est tenue par la théologie. Et ce mot « première » peut ici s’entendre en deux sens. Elle est la première préoccupation, avant la philosophie. Et elle est première en dignité : science divine, qui transcende infiniment le savoir humain dont la philosophie est le sommet. Dans le système thomiste, si l’on peut s’exprimer ainsi, la rencontre de la religion et de la philosophie s’effectue par cet intermédiaire typiquement chrétien qu’est une théologie. Dans le système d’Averroès, c’est la philosophie qui occupe cette place primordiale. Soumise à la Loi révélée, qui en autorise à certains l’étude et à d’autres non (en fonction de leur « nature », qui les prédispose à la science, ou non), la philosophie est dans une posture seconde au moment, d’ailleurs factice, où s’écrit la fatwa qui tranchera de son sort. Une fois (pour ainsi dire) son étude autorisée, la philosophie se retrouve face à face à l’enseignement divin, sans intermédiaire. En Christianisme, c’était la Révélation non pas tellement une Révélation-Loi qu’une Révélation-Enseignement (et enseignement contenant des mystères au sens chrétien du terme) qui appelait un déploiement de la pensée, déploiement de la pensée qui se fait à partir de la foi, et la première conséquence de ce fait a été précisément la formation de la théologie. En Islam, il n’y a pas d’intermédiaire entre la philosophie et le donné révélé. En tant que Loi, cet enseignement divin est premier. Mais c’est la raison qui a la primauté, car c’est elle qui enseigne l’homme. Averroès va faire de la philosophie la science suprême, en cela qu’elle mène à la connaissance des êtres, dont l’Etre. Cette place primordiale de la philosophie passe par une critique tantôt implicite tantôt explicite du ‘ilm al-kalâm, la « théologie de l’Islam », critique qui relègue celui-ci au second rang.

On le voit, la situation est donc fort différente ici et là. Les rapports entre Religion et Philosophie chez Averroès ne peuvent s’établir que selon le mode du rationalisme. C’est la philosophie qui établit la vérité (philosophique), et qui réinterprète le Texte Saint en fonction de ses propres découvertes. Cette interprétation est l’authentique, la vraie, celle qu’il ne faut pas communiquer aux hommes qui n’ont pas la même « nature » rationnelle que les sages. Chez saint Thomas au contraire c’est la Théologie qui prend la première place. C’est la vérité révélée qui s’impose au théologien par sa foi, et qui permet son activité intellectuelle première. La philosophie est un instrument dans les mains du théologien, instrument précieux, mais non nécessaire, qui lui permet de saisir plus profondément cette vérité révélée. Il faudrait, pour prendre en compte l’ampleur des conséquences de  cette divergence, se rappeler qu’il n’y a pas en Islam de magistère orthodoxe comparable à celui de l’Eglise, et que tout l’enseignement divin y est le donné scriptuaire. Cela permet de se rendre compte des caractériques du rationalisme dont on parle ici au sujet d’Averroès. C’est un rationalisme religieux en ce qu’il n’existe que dans et par une Révélation-Loi, mais un rationalisme qui mène loin : c’est tout l’enseignement divin qui est compris et interprété par la philosophie, qui prend même en charge la mission de traduire en mode dialectique le résultats de ces recherches pour les « natures » intellectuelles inférieures (c’est le rôle du Kashf). En revanche, chez saint Thomas, c’est le fidéisme (ne pas entendre ce terme dans un sens négatif, excluant la raison) qui l’emporte, l’adhésion à la Parole Divine, et la raison est d’emblée limitée par cette adhésion même. La foi qui fait adhérer à la Parole Divine, dévoile des vérités, dont la compréhension est l’objet de la théologie. La raison joue un rôle second dans ce cadre théologique. Elle si joue un rôle premier en philosophie évidemment, la philosophie est guidée par la théologie. On ne saurait être plus loin du système d’Averroès.

Mais voilà que nous venons de décrire la situation et ses caractères généraux en traitant surtout de l’axe religieux de la question. Concentrons-nous à présent sur son axe philosophique. Dans le système d’Averroès, nous l’avons dit, elle tire tout à elle. C’est elle qui fait la pluie et le beau temps en religion, dès lors que la Loi en autorise l’exercice. La problématique de « La Loi et la Philosophie » se mue alors en celle des lois de la philosophie. Mais de quelle philosophie parle t’on ? On voudrait croire qu’il s’agit là de la philosophie en soi. Mais cette philosophie qui prouve l’enseignement obvie du Texte Saint, et qui l’interprète pour l’accorder à ses enseignements propres est toujours une philosophie particulière, la philosophie d’un philosophe particulier. Dans le système averroïste, la philosophie dont il est question est aristotélicienne, selon l’interprétation qu’en donne Averroès (et qui ceci dit en passant, s’écarte de l’aristotélisme d’Aristote lui-même). Loin de nous de déconsidérer l’oeuvre d’Aristote, ou l’oeuvre du Commentateur. Mais force est de constater que le système exige plus qu’un acte de foi en la philosophie en soi, un acte de foi en une philosophie particulière, dont on ne voit pas comment le justifier sans être soi-même un pur péripatéticien à la façon d’Averroès et selon le détail de ses accents. Or cela est problématique dans la mesure où cette philosophie revendique la vérité totale : religieuse et philosophique à la fois. Les déclarations admiratives d’Averroès à l’adresse d’Aristote, celui par qui « la vérité a été parfaite », prennent ici un sens tragique. C’est la pensée religieuse qui se trouve de facto sclérosée, obligée qu’elle est de s’en tenir à la lettre d’Aristote comprise par Averroès. Et c’est aussi la philosophie elle-même qui s’enferme dans une position « figeante » : la voilà qui s’affirme haut et fort, si haut et si fort, et qui en même temps, se coupe de toute stimulation religieuse, et de toute stimulation alter-philosophique, quasiment condamnée à étudier Aristote. Si c’est là le prix à payer pour ce rationalisme, il est peut être préférable, pour la pensée religieuse évidemment, mais pour la pensée philosophique aussi, de ne pas s’y aventurer, voyant que la voie dans laquelle on nous propose de nous engager n’est vraisemblablement qu’une impasse épistémologique. Et nous écrivons cela avec un pincement au coeur, ayant en mémoire ces accusations si souvent portées contre la scolastique médiévale, de s’être condamnée à un aristotélisme scolaire, qu’elle aurait répété inlassablement, sans pouvoir faire oeuvre créatrice, engoncée qu’elle était dans « la pensée théologique »… Qu’en est-il vraiment ? Nous ne parlerons pas ici de la scolastique en général, dans toute sa diversité d’expression, mais simplement de l’oeuvre de saint Thomas d’Aquin. Or il est clair que la philosophie y a une place seconde. Elle est ancilla theologiae, une servante pour la théologie (le théologien l’utilise c’est à dire, a sa propre philosophie, et utilise celle des autres – Non pas exclusivement tel ou tel philosophie particulière). Elle participe donc de cette façon au déploiement de la pensée proprement religieuse. En tant que subordonnée à une science qui lui est supérieure, elle est guidée par la foi, réglée par la dogmatique. On peut voir dans cette situation, un danger pour la philosophie, à condition de ne pas croire comme saint Thomas que la religion chrétienne est vraie. Mais puisqu’il s’agit là d’une opinion, soit supra-philosophique (dans le cas de saint Thomas, de la foi chrétienne), soit a-philosophique (dans le cas d’un préjugé rationaliste), mieux vaut ne pas s’inquiéter en philosophie des questions auxquelles en philosophe on ne peut répondre, et se borner à constater que dans un tel système, la philosophie est placée dans une dynamique à la fois théologique, et philosophique même, puisque les apports de la théologie se font sentir sur cette philosophie qui existe dans son cadre. Il n’y pas de raison, hormis par une raison théologique, de penser que la philosophie progresse forcément dans un système comme celui de saint Thomas d’Aquin. Mais il n’y a pas plus de raison de penser, hormis par une pure opinion négative à l’encontre de la doctrine chrétienne que nulle philosophie ne saurait justifier, que la philosophie ne puisse progresser dans ce cas. Car quoi que l’on pense du Christianisme et de la Théologie Chrétienne, il faut bien reconnaître que le système la place dans une position et une structure qui peut la faire progresser, dans une dynamique particulière. Au moins la philosophie chrétienne existe t’elle, et ses positions ne sont pas celles de la philosophie grecque son aînée. On peut ensuite se demander laquelle est la plus proche de la vérité, et ce serait là une question tout à fait légitime en philosophie, mais distincte du point que nous voulions ici mettre en lumière.

Averroès n’est pas un père de la modernité. Sa philosophie aura son heure de gloire dans l’Europe latine, mais la forma mentis d’Averroès et celle des théologiens chrétiens n’est pas la même, compte tenu des différences profondes entre le climat musulman et le climat chrétien. Le sujet des rapports entre religion et philosophie en est un exemple caractéristique. Or ce sont les problématiques chrétiennes qui ont permis le développement de la pensée chrétienne de la façon dont elle s’est déployée, et ce sont ces mêmes problématiques qui ont permis des distinctions qui avec le temps, devaient permettre l’émergence de la pensée moderne y compris sous la forme exclusivement philosophique. Si cette pensée moderne, après la pensée théologique du Moyen-Age Chrétien, -mettons pour faire vite de Descartes à Hegel- renoue avec un rationalisme qui ne se distingue de celui d’Averroès que considérant leurs origines respectives, et partant, par leur façon d’aborder le champ de la raison philosophique lui-même ; et si en revanche, elle se rapproche de lui sur le plan épistémologique, ce n’est pas qu’Averroès est un père de la modernité, c’est que l’esprit de la modernité rejoint quelque peu celui d’Averroès. Il n’y a pas lieu de s’en réjouir, car la philosophie n’a rien à gagner du rationalisme, et beaucoup à y perdre. Mais d’autre part, si abandonnant tout préjugé rationaliste, nous daignions nous pencher en philosophe sur la philosophie médiévale, peut-être pourrions-nous saisir à nouveau sa valeur, et la grandeur du Christianisme qui l’a engendrée. Il nous faut pour cela aimer la Sagesse.

C’est là le chemin vers la vérité, que tout philosophe devrait préférer à Averroès.

Et c’est le même chemin qui, avec la grâce de Dieu, mène au Christ, Lui qui est la Voie, la Vérité, la Vie.

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Organon

23-06 at 4:49 (Encyclopédie, Heurs et malheurs, Histoire, Lectures, Philosophie, Théologie) (, , , , , )

La Renaissance a méprisé la philosophie du Moyen Age, et plus particulièrement le syllogisme, qu’elle tenait d’Aristote. On trouve de ces moqueries chez Michel de Montaigne : Le jambon fait boire, or le boire désaltère, donc le jambon désaltère. C’est certes amusant, mais ce n’est pas une critique digne de ce nom, car il suffisait de conclure que le jambon faisait que l’on se désaltère, pour que le syllogisme fût exact.

Si vous vous attardez à lire les drôleries publiées à dessein de railler le syllogisme, vous vous rendez compte de la bêtise de leur auteur. Tenez, Eugène Ionesco, par exemple, qui s’attaque au syllogisme d’Aristote, »Tous les hommes sont mortels, or Socrate est un homme, donc Socrate est mortel« , et le remplace par celui-ci : « Tous les chats sont mortels, or Socrate est mortel, donc Socrate est un chat« . N’importe quel logicien du Moyen Age aurait, l’Organon à dans la main droite, débusqué les sophistes qui usaient de ce genre de syllogisme, puisque la majeure, Les hommes ou les chats sont mortels n’implique en aucune façon que seuls les hommes ou les chats soient mortels. Le raisonnement d’Ionesco est un sophisme. En quoi peut-il donc être retenu comme un argument contre l’usage en bon droit du syllogisme ?

Le rapport qu’entretiennent les philosophes rationalistes avec le syllogisme est passionnel. Comme ils savent que la véracité du syllogisme repose sur la majeure, qui est essentiellement inductive, ils le raillent comme ils peuvent. Et pourtant, le rationalisme n’en a pas contre le syllogisme en soi, mais contre l’induction. Dès que le rationaliste s’est débarrassé de l’induction, ils se lance dans la déduction, et use alors su syllogisme à tout propos, en abuse, à en rendre ses pages indigestes. Il refuse d’affirmer comme la majeure d’Aristote que les tous les hommes sont mortels, il attend de le prouver. Or du point de vue de la déduction pure, il est parfaitement impossible de prouver que les hommes sont mortels. Que tous les hommes soient morts jusqu’à présent ne prouve pas que les hommes sont mortels. Ici, le rationaliste devra donc sacrifier sa méthode pour se fier à l’induction ou à l’expérience, sous peine d’être absurde. Mais il est d’autres cas où il ne le fera pas.

L’induction permet de commencer un raisonnement et la déduction, de le continuer. L’usage en bon droit de la déduction permet de confirmer ou non la justesse de l’induction. Et on peut affirmer sans crainte, que la capacité inductive du philosophe grandit à mesure qu’il déduit. A l’inverse, la philosophie rationaliste serait parfaitement stérile si ses auteurs ne revenaient pas sur leurs principes de temps en temps. Bien raisonner, c’est de première nécessité, afin surtout de pouvoir améliorer sa capacité inductive, car le génie est inductif, pas déductif.

Etablissons cette différence entre le paradoxe d’une part, et le mystère de l’autre, qui est la pâte dans laquelle s’introduit le levain théologique. Le rationalisme est un refus du mystère, dans le sens scientifique et catholique du terme. Pas de mystère chez ces comiques qui prétendent tout prouver, mais beaucoup de paradoxes, forcément inévitables. Là où les catholiques s’en remettent à la Théologie introduisant une dimension verticale les rationalistes restent coincés dans la dimension horizontale. C’est une philosophie résolument naturaliste, et un raisonnement inductif seul aime le mystère.

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Scolastique et rationalisme

2-06 at 9:48 (Heurs et malheurs, Hispanophilie, Lectures, Philosophie, Théologie) (, , , , , , , , , )

-Ludwig Feuerbach, La philosophie de l’avenir

(36) « Alors que l’ancienne philosophie commençait par la proposition : je suis un être abstrait, un être purement pensant, mon corps n’appartient pas à mon essence; la philosophie nouvelle au contraire commence par la proposition : je suis un être réel, un être sensible ; oui mon corps dans sa totalité est mon moi, mon essence même. C’est pourquoi l’ancienne philosophie pensait dans une contradiction et un conflit continuels avec les sens pour empêcher les représentations sensibles de souiller les concepts abstraits; le philosophe nouveau, au contraire pense en harmonie et en paix avec les sens. L’ancienne philosophie admettait la vérité du sensible (et jusque dans le concept de Dieu qui inclut l’être en lui-même, car cet acte devait malgré tout être ne même temps un être distinct de l’être pensé, un être extérieur à l’esprit et à la pensée, un être réellement objectif (objectives), c’est à dire sensible), mais elle ne l’admettait que d’une manière dissimulée, purement abstraite, inconsciente et involontaire, uniquement parce qu’elle ne pouvait pas faire autrement; la philosophie nouvelle au contraire reconnaît la vérité du sensible avec joie, consciemment : elle est la philosophie sincèrement sensible. »

La première question qui vient à l’esprit après la lecture de ces lignes, est évidemment celle-ci : à quelles philosophies Feuerbach fait-il référence sous l’appellation générale d’ancienne philosophie ? L’ensemble du texte nous permet de répondre avec certitude qu’il nomme ainsi la philosophie idéaliste qui est il faut dire, admirablement bien décrite au fil des lignes. On pourrait également y voir le cartésianisme, puisque Descartes est le premier à séparer l’être en deux parties parfaitement hermétiques l’une à l’autre, corps et âme, balayant avec ses principes l’unité de l’être de la philosophie aristotélicienne, et le réalisme scolastique. Ce retour à l’harmonie et à l’unité que Feuerbach appelle de ses vœux par son projet de philosophie nouvelle est une illustration de plus que ce qu’écrivent de plus vrai les rationalistes se trouve de toute façon déjà exposé dans la philosophie scolastique. L’appellation de philosophie sincèrement sensible pourrait parfaitement s’entendre à l’égard de saint Thomas, auteur des Principes de la réalité naturelle.

Cette proposition en dit plus long sur le programme de cette philosophie nouvelle :

(54) « La philosophie nouvelle fait de l’homme joint à la nature (comme base de l’homme) l’objet unique, universel et suprême de la philosophie, et donc de l’anthropologie jointe à la physiologie, la science universelle. »

Il y a ici deux choses à relever. La première c’est l’athéisme de la réforme* voulue par Feuerbach. L’homme et la nature comme seuls objets de la philosophie, c’est affirmer la séparation radicale de la philosophie et de la théologie. A l’arbitraire théologique (pour reprendre une de ses formules), il laisse le soin de palabrer sur les attributs divins, tandis que la philosophie doit parallèlement, ne s’occuper que de l’homme. Pas question ici de voir en la philosophie un appui de la théologie, et en la théologie l’explication surnaturelle de l’homme et de la nature. Au moins Feuerbach est honnête, et emploie le mot réforme (ou peut-être est-ce la traduction française ?); car parler de révolution dans la philosophie quant à cette attitude apparemment anti-théologique serait au moins une plaisanterie de mauvais goût.

Mais puisque Feuerbach ne veut pas subordonner la philosophie à la théologie, puisqu’il lui donne de nobles objets d’études tout en lui refusant le support théologique, c’est donc que cette philosophie va devoir prendre les attributs de la théologie. C’est le grand paradoxe de la philosophie rationaliste, en effet, que de créer de facto l’arbitraire philosophique qui décrète pour lui-même ce qu’il convient qu’il étudie, et comment il convient qu’il le fasse. L’expression science universelle utilisée à la fin du paragraphe indique déjà que la philosophie désirée de Feuerbach fait siens les attributs que la théologie scolastique considérait comme propres à la science théologique. La différence, c’est que la scolastique parlait en théologienne, tandis que la philosophie de Feuerbach doit pour ce faire, emprunter des habits qui ne sont pas les siens.

(61) « Le philosophe absolu disait, ou du moins pensait de lui, en tant que penseur naturellement, et non en tant qu’homme : la vérité c’est moi, à la manière de l’Etat c’est moi du monarque absolu, et de l’être c’est moi du Dieu absolu. Le philosophe humain dit au contraire : même dans la pensée, même en tant que philosophe, je suis un homme uni aux hommes. »

Il faut entendre ici que le philosophe absolu est un cartésien pyrrhonien, qui affirme que la raison peut tout prouver (bien qu’une telle assertion soit un postulat crédule). Une telle expression ne peut qualifier un philosophe scolastique que par le biais de la malhonnêteté, ceci en raison de la subordination de la philosophie à la théologie, bien sûr. Un philosophe pour qui la vérité théologique est une réalité surnaturelle, ne peut se considérer comme détenteur de la vérité, sous peine d’être en contradiction essentielle avec son système de pensée. Un philosophe guidé par sa seule raison, peut également arriver à cette sage conclusion que la vérité ne lui appartient pas. Et affirmer que la vérité n’est pas un attribut humain, c’est se placer dans le domaine de l’induction, c’est à dire au seuil de la théologie.

Deux systèmes théologiques s’affrontent ici : le premier est ouvertement théologique, tandis que le second l’est au contraire de manière dissimulée (pour reprendre un mot de Feuerbach). Le premier, une fois postulée la nature divine et ses attributs, expose les caractères de la nature humaine et les attributs qui lui sont conséquents. Ce système affirme la faiblesse des attributs humains par la grandeur des attributs divins, c’est le système catholique. Le second usurpe une fonction qui ne correspond pas à sa nature, afin de déterminer les caractères de la nature humaine, et ne récupère sa nature philosophique que pour donner à l’homme les attributs de Dieu.

Feuerbach décrit le philosophe régénéré par la réforme qu’il souhaite, comme un homme lié aux autres hommes. Et nous avons écrit plus haut que la philosophie de Feuerbach est une philosophie parée d’attributs théologiques. Nous n’avons plus qu’à constater que le Dieu de Feuerbach est l’ensemble des hommes, (ce en quoi il rejoint le positivisme d’Auguste Comte), et que ce Dieu a un clergé : les penseurs de la philosophie nouvelle. Mais encore, cette formulation est impropre, car ce clergé et le Dieu qu’il sert ne sont pas deux essences distinctes. On touche au panthéisme.

Il peut-être bon de rappeler à présent, ces deux paragraphes sur lesquels commence l’ouvrage dont nous traitons ici:

(1) « Les temps modernes ont eu pour tâche la réalisation et l’humanisation de Dieu -la transformation et la résolution de la théologie en anthropologie. »

(2) « Le mode religieux, ou pratique de cette humanisation fut le Protestantisme. Seul le Dieu qui est homme, le Dieu humain, c’est à dire le Christ, est le Dieu du Protestantisme. Le Protestantisme ne se préoccupe plus, comme le Catholicisme, de ce qu’est Dieu en lui-même mais seulement de ce qu’il est pour l’homme ; aussi n’a t’il plus de tendance spéculative ou contemplative, comme le Catholicisme; il n’est plus théologie – il n’est essentiellement que Christologie, c’est à dire anthropologie religieuse. »

Les ressorts du protestantisme ne sont pas vraiment différents de ceux de la philosophie de Feuerbach. Le protestantisme est comme la philosophie nouvelle un refus de la subordination de l’intelligence humaine à la Vérité Révélée via le principe du libre-examen, ou plus généralement, il est une mystique de l’homme qui refuse de se soumettre à Dieu.

***

Aubry a pu écrire au XIX ème siècle avec lucidité que la philosophie avait rendu un grand service à la théologie, et que la théologie le lui rendait bien à présent. Nous pourrions presque dire aujourd’hui, au regard de tout ce qu’à produit la philosophie rationaliste, que la philosophie rend un grand service à la théologie catholique, car d’une certaine façon, elle prouve ces mots de Donoso-Cortès, que L’homme ne peut sortir des obscurités du dogme catholique sans se condamner à vivre dans une obscurité encore plus profonde.

La philosophie est bien l’histoire de la folie humaine, un témoignage qui subsistera tant que les hommes pourront raisonner, que la théologie -j’entends la théologie catholique- sauve la philosophie. Mais il faut bien dire que cette comparaison de la philosophie moderne avec la philosophie antique (à laquelle Aubry faisait référence) s’arrête là. La philosophie moderne ne présente pas un seul Socrate capable d’affirmer son impuissance. En adhérant à la philosophie des anciens grecs, on pouvait aboutir à accepter la théologie catholique (le rôle de la philosophie grecque dans l’élaboration du système scolastique suffit à prouver cette assertion pour qu’on ait à s’y attarder), tandis que s’il lit la philosophie moderne, l’homme doit la rejeter pour aboutir au catholicisme.

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* Allusion à un autre ouvrage du même Feuerbach, Thèses provisoires pour la réforme de la philosophie, dans lequel ce dernier expose sa vision de la philosophie nouvelle.

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Rationalisme et catholicisme

10-05 at 5:57 (Apologétique, Crise de l'Eglise, Heurs et malheurs, Hispanophilie, Histoire, Lectures, Philosophie, Théologie) (, , , , , , )

Omnia restaurare in Christo.

L’action du rationalisme fils légitime du cartésianisme, c’est la séparation. Il s’oppose au système catholique sur deux points essentiels : il sépare la foi de la raison d’une part, et la théologie des sciences, d’autre part.

La foi catholique

Le refus de l’induction conduit Descartes et ses suivants à affirmer l’omnipotence de la raison, et surtout, exprime un refus du mystère. Le catholique prend l’option contraire, il se sait infirme de par sa condition humaine, et accepte le mystère. C’est dans ce sens qu’il faut entendre l’affirmation de Pascal, dans les Pensées, lorsqu’il affirme que l’obscurité est un signe de véracité (Affirmation raillée par Voltaire dans la dernière de ses Lettres philosophiques, dans laquelle on pourra apercevoir à plusieurs reprise la mauvaise foi de leur auteur, parmi quelques réflexions pertinentes). C’est à dire que la vérité théologique est un mystère insondable pour l’intelligence, et dès lors, il vaut rejeter un système qui se veut la clarté absolue.

La foi est évidemment une adhésion du cœur, ce qui lui donne ce côté mystérieux que lui reconnaît tout chrétien et que raille tout infidèle, mais ce n’est pas seulement cette adhésion sentimentale qui caractérise la foi catholique. « La foi ne va pas contre de la raison », c’est à peu près la seule phrase qu’un catholique arrive à proférer face au monde contemporain qui lui crie à chaque instant que sa foi est folie. C’est une vérité qui ne doit pas faire penser à notre catholique que sa foi n’est qu’un sentiment qui ne va pas contre la raison, car non seulement la foi ne va pas contre la raison, mais la foi est raisonnable. Qui a la foi ? L’homme qui s’est rendu aux raisons de croire, Credo ut intelligam.

Il faut donc s’attacher à ne pas séparer la raison de la foi, comme le font les rationalistes. Que l’on affirme la possibilité de la raison humaine de comprendre parfaitement les vérités surnaturelles, ou que l’on affirme que la raison est parfaitement étrangère à toutes choses qui la dépassent, on ne fait que consommer le divorce entre la foi et la raison.

La foi est rationnelle car elle est, au même titre que la loi de la gravité, une adhésion de l’intelligence à ce qui est, pour reprendre la formule aristotélicienne.

L’homme qui ne croit pas est incrédule, et cet autre qui croit sans raison est crédule, on est là dans l’ordre naturel. Or, la foi est d’une autre essence que de celle qui fait la crédulité et l’incrédulité. Elle est surnaturelle. Et penser que la Raison peut tout comprendre, dans le domaine de la foi, c’est affirmer que la foi n’est doctrine naturaliste de plus. C’est lui ôter en fin de compte, son caractère surnaturel.

Les rationalistes posent un acte de foi en ce qui concerne l’omnipotence de la raison humaine, pourrait-on dire. Mais du point de vue de la théologie, cette formulation est impropre, car l’acte de foi en question est d’essence naturelle. Mieux vaut dire que les rationalistes sont des naïfs, des crédules exactement et préciser que sur ce point précis, ils dépassent en sottise le rationalisme antique qui lui au moins n’a jamais postulé une telle fable. Un Socrate a même pu exprimer le contraire, si bien que l’on peut affirmer que dans le camp des rationalistes, la contradiction règne, et que nous pourrions nous borner à regarder leurs éloquences s’entredévorer sans même avoir à rappeler la doctrine de l’Eglise, s’il ne s’agissait là que d’une lutte purement intellectuelle, si le salut des âmes n’était pas en jeu.

[Laisser aux rationalistes leur foi concernant l’omnipotence de la raison. Laisser aussi la foi en l’impuissance totale de la raison à ceux qui veulent sombrer dans la crédulité. Rester sur la corde raide de l’équilibre. Préférer encore la sagesse à la raison et aux fables. Etre, puis demeurer catholique.]

La philosophie catholique

La foi est le commencement de la vie chrétienne, et le point de départ de la philosophie catholique. Humanae salutis initium, fondamentum et radix omnis justificationis. Salut initial de l’homme, selon les Ecritures, fondement et racine de toute argumentation.

La notion d’impuissance de la raison est le postulat initial de la philosophie catholique. Ce postulat ne fait que se souvenir de ces paroles du Christ « prenez garde que votre lumière intérieure ne soit ténèbres » (Evangile selon saint Luc, XI, 35), ou de celles de Saint Paul, qui ne connait que Jésus crucifié. Résolument, le catholique affirme que tout nous crie et la raison plus fort que tout le reste, que la raison ne suffit pas. Comment pourrait-il prétendre le contraire, quand l’histoire de la philosophie toute entière prouve bien l’insuffisance et la folie de la raison humaine ?

Il faut croire Chesterton lorsqu’il affirme qu’un fou est celui qui a tout perdu sauf la raison. En vérité, rien n’est plus déraisonnable que la raison humaine, sans l’itinéraire de la foi catholique, dans le domaine théologique et sans connaissance de ses limites dans le domaine de la philosophie.

C’est à se demander avec Donoso-Cortès, si le monde se jette dans le rationalisme, par goût pour les ténèbres, par amour de l’absurde. Car une chose est certaine, l’homme ne peut sortir des obscurités du dogme catholique sans se condamner à vivre dans une obscurité encore plus profonde (Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme).

Joseph de Maistre appelle le scepticisme, dissolvant universel, et Aubry note que le refus de l’induction est tout simplement une forme de scepticisme. C’est dire la radicalité de la différence l’esprit catholique, et l’esprit cartésien, de Maistre abhorrant ce que Descartes érige comme méthode absolue de recherche de vérité. Or la philosophie catholique se sait une science subordonnée. Elle affirme ce qui se prouve par ce qui ne se prouve pas, c’est à dire qu’elle accepte l’induction, c’est déjà dire, la subordination à la théologie.

Il ne peut y avoir deux vérités, l’une théologique et l’autre philosophique qui se contredise entre elles, c’est le gros du discours de Llull face à Averroès, qui soutenait le contraire. La vérité est une, et découle dans toute son unité de la théologie, qui est donc la science mère de toutes les autres. Le surnaturel est universel.

Pourquoi enfin, peut-on dire qu’une affirmation philosophique ou théologique est vraie ? La cause première de cette véracité est dans l’autorité de l’Eglise. Parce que l’Eglise nous l’enseigne, nous pouvons garantir la véracité d’une proposition philosophique ou théologique, parce que nous sommes convaincus de la nécessité de la Révélation, parce que nous croyons que Jésus Christ est Dieu qui nous a apporté cette Révélation, parce que l’Eglise est la Sienne et que tout ce qu’affirme le magistère romain est marqué du sceau du Saint-Esprit.

Apologétique

« Je remarque toujours que les apôtres -dans les discours cités aux Actes et dans les Epîtres- pour introduire la vérité révélée dans l’esprit de leurs auditeurs, ne la font pas précéder de cette longue préface ou échelle de raisonnement humains, qui d’après beaucoup de nos écrivains et de nos prêtres, instruits mais cartésiens, doit précéder et préparer la théologie, la Révélation.

La prédication des Pères et des grands missionnaires qui ont prêché devant des infidèles et même des incrédules procède t’elle de la même façon ? Je ne le crois pas, mais il me semble qu’ils tout droit et sans préambule, par l’affirmation de Jésus crucifié et par la Rédemption. On dira que c’est absurde, et que l’incrédule niant même les faits sur lesquels on s’appuie et les premières vérités révélées, vous trouvera illogique, arbitraire, et ne vous écoutera pas. Et pourtant, c’est ainsi, il me semble, qu’ont procédé les apôtres, même Saint Paul devant l’Aréopage ; ils vous jettent tout de suite dans la révélation, sauf à revenir ensuite sur la philosophie et la préparation apologétique du christianisme, qui d’ailleurs, est toujours sous-entendue. »

Abbé Jean-Baptiste Aubry, Etudes sur le Christianisme.

C’est un travers courant (que n’a pas manqué de souligner Aubry) chez certains apologistes de partir constamment du naturel pour remonter jusqu’au surnaturel, et ils n’ont rien à envier sur ce point aux rationalistes. Une théologie qui explique le naturel à partir du surnaturel semble désormais l’œuvre de fanatiques extrémistes. Il est logique qu’un tel principe n’ait mené qu’au désarroi intellectuel, pour reprendre les mots d’Aubry, puisque tout n’y est jugé qu’à travers le prisme naturaliste, et par conséquent, est vidé de son âme. Le théologien qui explique le naturel par le surnaturel fait quelque chose de plus grand que de simplement l’expliquer, il lui donne un sens, ce qu’un pur syllogisme naturaliste ne pourra au mieux que caricaturer.

Le raisonnement cartésien, malheureusement entré dans les intelligences les plus chrétiennes, n’a jamais formé que des rationalistes, et jamais des chrétiens. Comment pourrait-on donc une fois cette première affirmation confirmée par l’expérience, justifier l’emploi abusif qui est fait de ce raisonnement absurde? Une foi solide pourra trouver à douter dans un raisonnement cartésien, même formuler dans le but pieux de confirmer les dogmes établis par l’Eglise.

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Cartésianisme et rationalisme

8-05 at 6:32 (Apologétique, Crise de l'Eglise, Heurs et malheurs, Lectures, Philosophie, Théologie) (, , , , , )

Avant de rappeler le louable travail des néo-scolastiques de prouver la pertinence de la philosophie catholique face au cartésianisme, il faut bien signifier à quel point le cartésianisme est une philosophie subversive, dans son essence. C’est en effet un esprit négatif qui anime Descartes, que ce soit lorsqu’il s’assoit dans son fauteuil et décide qu’avant lui l’esprit humain a toujours été égaré, s’est toujours trompé, ou lorsqu’il entreprend aimablement de faire don de son intelligence au genre humain stupide et trompé, et de lui livrer un système philosophique qu’il juge infaillible.

Ce qu’a dit de plus vrai la philosophie cartésienne avait de toute façon déjà été dit avant par les scolastiques ou par les anciens, c’est-à-dire que même si le système a pu produire parfois de belles pages, jamais il n’a été novateur, ni plus pertinent que la scolastique ou les anciens grecs. La différence notable d’avec la scolastique restant de toute façon que les chantres cartésiens ou rationalistes prouvent par l’absurde ce que la scolastique avait brillamment démontré par la logique. Oui, le raisonnement cartésien est un raisonnement par l’absurde. Non pas que cela ne soit jamais d’aucune utilité, mais que l’idée est pernicieuse de vouloir bâtir un système philosophique sur un tel principe.

Parce qu’il refuse l’induction, Descartes est pyrrhonien. J’émets toutefois une petite réserve à ce jugement. Certes, Descartes refuse d’affirmer ce qui se prouve par ce qui ne se prouve pas, dans l’ordre général, mais justement, pour éviter l’induction, il faut qu’il cède à un principe infondé, celui de toute puissance de la raison. La grande différence, c’est que l’induction est hors de l’homme, tandis que le pyrrhonisme cartésien est exclusivement fondé sur l’homme.

Et quant aux fruits pratiques du cartésianisme, les voici : le désordre et le désarroi. Le désordre dans les matières objets d’études, le désarroi dans les esprits étudiants. Le grand effort de synthèse des scolastiques est balayé, les siècles de philosophie chrétienne sont passés à la trappe, la classification est abolie. Car tout est désormais soumis à l’arbitraire humain. Voici un penseur rationaliste sagace qui écrit des lignes pertinentes : il ne fait que répéter ce que d’autres ont dit avant lui. En voilà un autre à l’esprit moins avantagé : il passe à côté de l’essentiel, et il n’est même pas sûr qu’il pourra s’en rendre compte. Le désarroi guette donc les âmes de toutes qualités, au vu de l’immensité de l’effort à fournir pour réinventer chaque jour la philosophie, constatant l’ampleur du projet sans pouvoir jamais parvenir à la conviction de son utilité d’une part, et de sa réussite, d’autre part.

***

Lorsque l’on dit le XIIème siècle cartésien, c’est signifier que les productions intellectuelles de cette époque sont entachées du cartésianisme, non pas seulement en ce qu’elles sont toutes ses filles légitimes, mais que même les réactions au cartésianisme n’arrivent pas à se détacher du système de pensée cartésien, même si elles vont à l’encontre de certains points secondaires de la doctrine en question. J’appellerais bien ces productions filles illégitimes du cartésianisme.

A cette époque, certains hommes d’Eglise ont pu être séduits par la méthode cartésienne (Malebranche, par exemple), et il semble que l’Eglise ne se soit pas rendu immédiatement compte de l’assaut particulièrement bien cadré que cette doctrine livrait à la philosophie et à la théologie catholique. On trouve l’influence des écrits de Descartes jusque chez Bossuet, pourtant animé d’une grande foi, même si le prédicateur a pu se rendre compte du problème comme on peut le constater dans sa correspondance (Cité dans les Etudes philosophiques, d’Auguste Nicolas). Le XVII ème siècle voit donc pléthore de grands esprits imbus des idées de Descartes. Mais d’autres ont vécu à la même époque, qui ne partageaient pas le même enthousiasme. Pascal est de cette dernière catégorie, et s’est attaché à bien signifier l’impuissance de la Raison dans la philosophie. Il ne faisait là que suivre à la fois la sagesse des Anciens (Socrate), que chaque page de philosophie ne fait qu’élargir l’ignorance de l’homme, et l’enseignement de notre mère l’Eglise, qui affirme la nécessité de la Révélation. Maintenant je pose la question : Pascal n’a-t-il pas exagéré cette impuissance relative, en l’érigeant en impuissance totale ? Je ne prendrais qu’un exemple connu, celui du fameux pari, pour appuyer ma proposition. En effet, gager que Dieu existe, c’est-à-dire s’en remettre au hasard, c’est bien affirmer que la raison est incapable d’arriver à la conclusion de l’existence de Dieu, ou bien c’est une dernière tentative volontariste de convaincre un incrédule (bien maladroite).

***

On attribue avec raison la paternité du rationalisme moderne à René Descartes (Le titre de père de la philosophie moderne lui a été decerné par Locke, je crois). Le doute méthodique, qu’il postule dans son célèbre Discours sur la méthode est à l’origine de la philosophie moderne. Lorsque les modernes usent de ce que Aubry appelle la théorie de l’isolement, à savoir qu’ils croient exprimer une philosophie parfaite en l’isolant parfaitement de la théologie, ils ne font autre chose que d’imiter Descartes dissolvant la Révélation dans le doute universel. Aubry dit bien que le postulat rationaliste implique que la philosophie soit sans cesse à repenser, et là encore, chaque penseur qui se livrera à cet exercice constant ne fera qu’imiter Descartes doutant de tout ce qui a été discuté avant lui.

Je remarque toutefois une légère différence entre les cartésiens purs et durs, et les rationalistes modernes, une différence qui n’est pas fondamentale d’ailleurs, qui tient plus à l’influence de l’époque et aux différences des caractères individuels. Descartes était de foi catholique, ce qui explique sans doute en bonne partie son côté positif, affirmatif, et sa foi a été un rempart (exactement comme chez Malebranche) à toutes les dérives possibles du système qu’il avait jeté sur papier. Descartes prêche donc l’omnipotence de la raison, son Credo est celui-ci : il n’y a rien qui ne puisse être démontré. Les rationalistes modernes eux (un Jean Paul Sartre, notamment), sont plus négatifs. La foi naïve en la raison humaine des cartésiens au fond les révulse presque autant que la foi catholique, sans qu’ils se l’avouent toujours (et pour cause, ils doivent toutes leurs pages à cette naïveté). On touche là au caractère très nihiliste de la philosophie contemporaine, qui ne vit que de négation, et qui n’aura même pas de postérité.

Le rationalisme moderne a un précédent dans le rationalisme antique. De sorte qu’il est marqué du double sceau du paganisme et de la régression. Les rationalistes ruinent l’édifice catholique et surestiment par là les écrits des anciens païens, qui ne sont plus considérés comme l’exercice impuissant de la raison naturelle. Si le naturalisme antique est une norme pour les rationalistes, notons outre le mépris de la Révélation, le caractère rétrograde des constructions intellectuelles qu’un tel état d’esprit a engendré et continue d’engendrer depuis Descartes. Le rationalisme païen s’asseyait sur la révélation primitive ; le rationalisme moderne, s’assoit sur la Révélation et l’enseignement de l’Eglise.

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Bribes de philosophie catholique

26-04 at 5:59 (Apologétique, Arabisme, Crise de l'Eglise, France actuelle, Heurs et malheurs, Hispanophilie, Histoire, Lectures, Philosophie) (, , , , , , )

Le catholicisme, le rationalisme et la philosophie politique.

Nemo sapiens nisi fidelis.

Le rationalisme c’est la frénésie de la séparation. Le rationalisme sépare la foi de la raison, la théologie de la philosophie. Loin de considérer que la théologie est mère de la philosophie, il affirme que l’on ne peut véritablement philosopher qu’une fois mise de côté la théologie. La philosophie politique dans le système rationaliste, n’est plus une déduction pratique dans le domaine philosophique de vérités théologiques, mais la découverte par l’exercice de la raison humaine ramenée au naturalisme de principes politiques généraux en adéquation ou non avec les vérités théologiques. Selon ce que notre rationaliste est catholique ou non, selon ce qu’il a un penchant conservateur ou non, les résultats, on le devine, sont en adéquation ou non avec la vérité théologique. Le subjectivisme est la norme de ce système.

Mettons que Descartes soit le premier rationaliste moderne. Il est de toute façon « le père de la philosophie moderne », selon la formule de Locke, et cela en dit assez long il me semble.

Ramon Llull, qui condamnait l’averroïsme en faisant parler dame philosophie : « que d’erreurs Averroès me fait dire, lui qui prétend que je peux déterminer une vérité qui soit fausse théologiquement, quand je ne suis que la servante de dame théologie ! », ne faisait rien d’autre que d’attaquer le rationalisme, car pour en arriver à dire que la vérité théologique et la vérité philosophiques peuvent être doubles, c’est à dire que ce qui est vrai pour l’une peut être faux pour l’autre, il faut avoir irrémédiablement séparé les deux matières au préalable. A l’inverse du rationalisme, le système catholique est un système hiérarchisé et ordonné. Non seulement les sciences ne peuvent aller à l’encontre de la théologie, mais encore, elle découlent directement de la théologie.

La philosophie est la science complémentaire de la théologie, et la philosophie politique , une branche de cette vaste science.

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L’anti-thèse du rationalisme, c’est le catholicisme. Et c’est parce que la scolastique est une philosophie catholique qu’elle est un adversaire du rationalisme. Mais il n’y a pas que chez Saint Thomas que l’on trouvera une réfutation du rationalisme païen antique ou païen moderne : dans De utilitate credendi, Saint Augustin ne laisse pas pierre sur pierre de leur système, en attaquant l’hérésie manichéenne.

Quant aux néo-scolastiques, du XIXème siècle, ils méritent leur nom puisqu’ils sont véritablement les héritiers de la scolastique du Moyen Age, mais leurs pages incorporent aussi une solide réfutation des erreurs modernes. Par conséquent, il faut bien considérer que leurs écrits ajoutent à la synthèse catholique, et ne se contentent pas de suivre un lointain exemple.

Il faut parler de philosophie catholique, et ne pas tenir la philosophie scolastique comme seule philosophie catholique. Beaucoup des Pères de l’Eglise ont vécu avant le Moyen Age, et on peut parfaitement imaginer plus tard un courant nouveau qui surgira des entrailles de l’Eglise, qui ne s’appellera pas scolastique ni néo-scolastique, tout en étant aussi orthodoxe. La philosophie scolastique est particulièrement honorable, vu qu’elle a su se maintenir contre vents et marées, c’est à dire qu’elle demeure d’un grand secours contre toutes les bêtises actuelles.

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Le rationalisme moderne a un précédent dans le rationalisme antique. De sorte qu’il est marqué du double sceau du paganisme et de la régression. Les rationalistes ruinent l’édifice catholique et surestiment par là les écrits des anciens païens, qui ne sont plus considérés comme l’exercice impuissant de la raison naturelle. Si le naturalisme antique est une norme pour les rationalistes, notons outre le mépris de la Révélation, le caractère rétrograde des constructions intellectuelles qu’un tel état d’esprit a engendré et continue d’engendrer depuis Descartes.

Aubry note à juste titre dans ses Etudes sur la foi : »Le rationalisme est une racine de paganisme, car c’est l’homme déchu en révolte contre le principe surnaturel de la foi et refusant au nom de la raison, d’accepter la parole de Dieu révélée. »

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Dans un texte bien moins connu que L’avenir de l’intelligence ou Mes idées politiques, Maurras nous parle de son admiration pour la philosophie positiviste, sous le titre sobre d’Auguste Comte. Et c’est de lui-même qui parle lorsqu’il évoque la personnalité de Charles Jundzill, cet homme qui a perdu la foi de ses pères, et qui rêve comme Comte de réorganiser la société : « Il ne croyait plus, et de là venait son souci. On emploierait un langage bien inexact si l’on disait que Dieu lui manquait. Non seulement Dieu ne manquait pas à son esprit, mais son esprit sentait, si l’on peut s’exprimer ainsi, un besoin rigoureux de manquer de Dieu : aucune interprétation théologique du monde et de l’homme lui était supportable ». Autrement dit, le positivisme est un rationalisme.

Le chrétien se demande donc immédiatement, en lisant les idées de Jundzill, de Comte ou les lignes admiratrices de Maurras, de quel ordre peut-il bien s’agir lorsque ces braves gens parlent de réorganiser la cité, puisqu’il sait bien qu’il ne peut y avoir d’ordre hors de Dieu. De même lorsqu’ils s’inquiètent du maintien de la morale. La morale sans Dieu mérite t’elle cette appellation ou conformisme ne serait-il pas plus adapté ? (Et de noter la contradiction de la part des positivistes de vouloir à la fois se séparer des kantiens démocrates, et de retomber dans leur pattes, ne sachant rien proposer d’autre que la morale kantienne. Mais comment le pourraient-ils, ayant évacué la théologie ?) Le projet de Comte, de réorganiser sans Dieu ni roi (lisez : roi de droit divin, et ne cherchez plus pourquoi Maurras a pris parti pour les d’Orléans.) n’a en commun avec le programme chrétien de tout restaurer dans le Christ que certains points matériels de finalité. Le chrétien souhaite tout comme le positiviste que la société se tienne, et que la morale soit respectée, mais les convergences s’arrêtent-là. Les divergences sont celles du système, des principes, des points autrement plus importants.

La bêtise de Comte ira jusqu’à recréer un Dieu, un Dieu impersonnel, le Grand-Etre, qui n’est rien de plus que l’Humanité. Une chaîne horizontale. Une caricature de Dieu. La boucle est bouclée.

Le mal que Maurras ou ses semblables ont fait à la philosophie politique est aussi grand que celui d’un Jean Jacques Rousseau. Le suisse a perturbé les cœurs, quand Maurras lui, a désaxé les intelligences. L’habitude a été prise durablement de considérer la philosophie politique comme indépendante de la théologie, à tel point que le réactionnaire vulgaire ne cherche plus l’avis de notre mère l’Église sur tel et tel point mais ne se fie qu’à sa raison pour le servir en syllogismes qui répondront à ses questions. Il ne se souvient qu’il est catholique qu’une fois l’essentiel de sa recherche terminée. Alors, il compare ses déductions avec celles de la Sainte Église. Oui, seul son cœur est catholique. Son intelligence, elle, est naturaliste, elle fonctionne sans Dieu et sa Parole, tout comme celle de Jundzill. Décrivant le disciple de Comte, Maurras décrit fort bien ces âmes qui, constatant les ravages pratiques exercés par les pages de Rousseau et Kant, ne trouvent à leur opposer qu’un petit cœur sensible, qui ont le bon goût, celui de l’ordre, de la morale, de la société remise sur pied, mais n’ont que cela, ou même parfois, n’ont que le dégoût de l’inverse.

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Nemo major, nisi christianus.

Il faut lire Donoso-Cortès. Résolument, car c’est un auteur catholique, qui n’hésite pas à consacrer un tiers de son chef d’oeuvre Ensayo sobre el catolicismo, el liberalismo y el socialismo, à exposer la grandeur du catholicisme, quand tout le livre place la doctrine catholique comme le nœud théologique duquel découle toute philosophie politique.

Dans l’Ensayo, donc, il y a un passage d’anthologie, qui reprend le livre de Guizot, Histoire générale de la civilisation en Europe. L’espagnol déplore que le protestant place le christianisme non pas caractère principal des civilisations mais la traite comme un des autres caractères communs de nos civilisations, comme le sont les institutions politiques ou les mœurs, et il condamne ce naturalisme. Et Guizot se défendant d’une telle accusation, voit Nicolas arriver à la rescousse de Donoso-Cortès dans Du protestantisme et de toutes les hérésies. (Nicolas expose longuement sa critique des lignes de Guizot, dont l’expression d’une curieuse intention, celle de créer un front uni de protestants et de catholiques contre le socialisme menaçant).

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Nemo christianus, nisi qui ad finem usque persevaverit. (Tertullien)

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