Aristote et les siens

17-08 at 5:05 (Apologétique, Arabisme, Encyclopédie, Heurs et malheurs, Hispanophilie, Histoire, Islam, Lectures, Philosophie, Théologie) (, , , , , , , , , , , , , , , , )

Nous savons que le péripatétisme n’est pas mort avec son fondateur, mais qu’après une période quasi végétative, cette philosophie devait au Moyen-Age être retenue  comme la plus parfaite de celles que le génie grec avait permis de développer. C’est d’abord en climat chrétien qu’Aristote sera traduit et étudié, puis en climat islamique, de sorte qu’au Moyen-Age, au moment où les plus grands esprits sont des fidèles du Christianisme et de l’Islam la philosophie est résolument aristotélicienne, au sens où elle se veut telle. Car évidemment, parler de l’influence d’Aristote sur les études philosophiques n’est pas nier celle de Platon. Nous savons combien celle-ci a été forte sur la falsafa en Terre d’Islam, par la pseudo « théologie d’Aristote » ; tandis qu’en Terre Chrétienne, l’augustinisme était porteur de références platoniciennes souvent profondes. Par ailleurs, une chose est de se revendiquer d’Aristote, et autre chose est de philosopher en respectant les intuitions premières desquelles vit l’aristotélisme d’Aristote, le premier point n’entraînant pas nécessairement le second.

Parmi ces héritiers d’Aristote sont saint Thomas d’Aquin et Averroès. On ne parle pas chez eux d’une vague influence de l’aristotélisme sur leur propre pensée, mais on veut dire par là que ces deux penseurs se voulaient des disciples d’Aristote, chacun à leur façon. Il convient d’insister un peu sur la façon dont ces disciples se réfèreront au maître. Sans réserve, dans le cas d’Averroès, et sachant que dans son optique, la philosophie est la science suprême. Avec les réserves qu’imposent la foi chrétienne et ses conséquences chez saint Thomas, sachant que sa pensée est avant tout exprimée dans ses œuvres théologiques, et que « la théologie comme science » est la science suprême. Or nous sommes là face à un fait : ces deux géants de la pensée médiévale revendiquent la paternité d’Aristote, et pourtant, n’ont pas la même philosophie. On dispose même d’un opuscule philosophique de saint Thomas d’Aquin qui tente de démontrer que les théories averroïstes sur l’âme sont contraires à l’enseignement d’Aristote exprimé dans son « Livre de l’âme » (De anima), et qu’elles ruinent l’aristotélisme authentique. Nous voudrions ici exposer rapidement où sont ces divergences, de leur racine à leurs conséquences, afin de montrer laquelle selon nous se revendique à bon droit de la doctrine d’Aristote.

L’œuvre d’Averroès est aussi diverse que vaste : traités de médecine, commentaires d’Aristote, des philosophes arabes, traités de droit coranique, opuscules… Tout ne peut se revendiquer d’Aristote, étant donné que tout n’est pas du genre philosophique. Or il est marquant de constater que les œuvres qui ne sont pas à proprement philosophique, ne rejoignent pas forcément l’aristotélisme. Dans le « Discours décisif », en qâdî, il tranche la question de savoir si les croyants musulmans peuvent étudier et pratiquer la philosophie, et répondant disant que cette étude est obligatoire pour une espèce d’homme, et interdite pour les autres. Il n’est pas certain qu’Aristote aurait dit une chose semblable ; on doit à ce dernier cette définition de l’homme comme « animal raisonnable » que les siècles n’ont pu faire oublier tant elle est évidente. Et l’animal raisonnable a le désir de comprendre, si l’on en croit la première phrase du Livre de la Métaphysique : « Tous les hommes désirent naturellement savoir » (Mét. I, 1, 980-22). Averroès utilise les catégories du discours qu’Aristote distingue dans sa Logique, et les attribue à des catégories d’hommes correspondantes,  citant à ce sujet un verset du Coran (XVI, 125), qui selon son interprétation, montre l’existence de trois espèces d’homme ainsi classés selon la façon dont ils assentent (par la rhétorique, la dialectique ou la démonstration). Aussi, le « Dévoilement des preuves » (Kashf), se veut un traité de dialectique énonçant les arguments à avancer face aux écoles de kalâm, qui y vont chacune de leurs thèses propres. Averroès pratique donc cette dialectique, qui nous mène à des résultats loin de ce qu’un lecteur averti comprend de la pensée d’Aristote en métaphysique, et en philosophie pratique.

Si l’on voulait dessiner dans les grandes lignes de divergences entre la philosophie thomiste et la philosophie averroïste, on pourrait la résumer en ce trait, l’expliquer avant tout comme une compréhension différente de ce qu’est l’homme. (Et c’est sans doute en comparant Averroès et Aristote sur cette question et ses corollaires directes que l’on pourrait mesurer avec d’avantage de précision le degré d’éloignement de l’aristotélisme de l’Averroès qâdî (Fasl al-maqâl) et mutakallim (Kashf). Essayons d’y voir plus clair. L’homme se présente pour Aristote comme un composé d’une âme et d’un corps, l’âme étant la forme (De anima. I, 412b5) et le corps la matière. Cette position est à prendre toute entière : matière et forme sont unies en un composé qui est l’homme cet animal raisonnable. Mais ce qu’est une chose, c’est sa forme, et non sa matière. L’homme est donc avant tout, son âme, entendu en ce sens que l’âme dont il est question ici est liée à un corps. Or précisément, comme nous le signalions plus haut, c’est au sujet de l’âme que saint Thomas va s’opposer à l’averroïsme latin et à Averroès lui-même, à partir d’Aristote même. Au Moyen-Age, Averroès est connu des latins comme « Le commentateur », celui par qui on comprend Aristote. C’est à partir de la lecture du texte d’Aristote à travers l’interprétation d’Averroès que des divergences vont naître entre les péripatéticiens. Aristote distingue dans l’âme plusieurs parties, selon le rapport que l’âme entretient avec le corps. Selon Averroès, et ceux qui suivent son commentaire du De anima, l’intellect est une substance séparée, tandis que pour saint Thomas il s’agit d’une partie de l’âme, non liée au corps. Dans la troisième partie de son De anima, Aristote écrit en effet que « la faculté sensible […] n’existe pas en dehors du corps, tandis que l’intellect en est séparé ». Les averroïstes médiévaux (dont Siger de Brabant, aux premières loges), ont tiré à partir de cette  phrase que l’intellect est une substance séparée. Cet intellect est unique pour tous les hommes. Pour saint Thomas au contraire, l’homme est homme non pas par son âme sensitive, mais par son intellect, ou pour mieux dire, usant d’un langage plus authentique, par la partie intellectuelle de son âme.

On le voit, la  dispute mène loin, car la thèse averroïste revient à dire que l’intellect n’est donc pas chose humaine, mais chose en soi, l’homme se définissant dès lors comme un corps formé d’une âme sensitive, pour conserver le langage aristotélicien. On comprend là la cohérence de la pensée d’Averroès. Cette définition de l’homme en fait un individu, mais elle n’en fait pas une personne, si l’on se souvient de la définition que l’on donne de la personne : « substance individuelle de nature intellectuelle», pour reprendre une définition de Boèce. On comprend comment son commentaire de La République de Platon et son plan de répartition de la connaissance exprimé dans son « Discours décisif » se rejoignent profondément, non pas seulement par les liens que l’Islam -religion de la Loi et le Platonisme entretiennent pour ainsi dire naturellement, mais aussi parce que sa vision de l’homme en a exclu tout aspect personnel, c’est-à-dire spirituel.  La loi s’impose à de purs individus dans les deux cas. On saisit aussi, pourquoi, dans le « Dévoilement des preuves » Averroès, s’il fait bien de l’homme la cause de ses actions (rejoignant par là les théories mutazilites), fait de ces causes autant de conséquences du déterminisme universel. C’est qu’il n’y a pas de raison de penser que quoi que ce soit en l’homme échappe à un quelconque déterminisme causal si l’homme n’est rien de plus que son corps et son âme sensitive. La volonté étant une faculté de l’intellect, si celui-ci est considéré comme une substance séparée, l’homme peut difficilement être considéré comme volontaire. A partir de l’interprétation d’Averroès, c’est le champ de la philosophie pratique qui devrait être tout entier redessiné. On sait que l’éthique chez Aristote est fondée sur l’intellect, du fait de cette capacité à discerner le bien du mal, et en ce qu’il fait que l’homme est maître de ses actions. Recherche du bien commun, la politique est affectée de la même manière : tout le champ couvert par la philosophie pratique échappe à l’homme. Il ne lui reste plus qu’à espérer une solution hors de lui.  

Mais derrière la définition de l’homme, c’est aussi la noétique qui est bouleversée. Pour l’averroïste, la connaissance est le fait de l’union de l’intellect possible avec les images que chaque individu produit par son « intellect spéculatif ». Or comme le montre saint Thomas d’Aquin, dans son « De Unitate intellectus », cette position revient à dire que l’homme ne pense pas, mais au contraire et pour ainsi dire, c’est l’homme qui est pensé (la formule est d’Alain de Libera) : en effet, c’est l’intellect qui pense, et ce n’est pas son couplage avec des images que nous produisons qui fera que nous pensons, mais de cette façon, l’intellect pense par l’homme. Dans la noétique thomiste, c’est l’homme qui pense, parce que l’intellect lui appartient en propre. Le sujet connaissant est l’homme –le composé, et non son âme seule, conformément à ce qui a été dit des parties de l’âme et du lien de certaines avec le corps. L’homme reçoit par son corps, des connaissances sensitives, ensuite saisies par le sens commun. L’intellect, partie de l’âme qui n’est pas liée à aucun organe corporel, agit à partir de ces données sensibles reçues par l’âme sensitive. C’est ainsi que l’homme forme des connaissances, et développe une pensée à partir d’elles, et on peut dire que cette activité est ce qui le caractérise singulièrement, d’où  cette définition d’animal raisonnable dans la philosophie d’Aristote. Dire que l’homme pense, c’est dire que la philosophie est une œuvre humaine, dans toutes ses parties, de la métaphysique à l’éthique. Chez Averroès, elle est le produit d’un mécanisme universel, comme la Prophétie d’ailleurs, les deux résultant d’une action de l’intellect agent sur l’intellect particulier du prophète ou du sage. (Mécanisme universel qui fait de la philosophie la parole de Dieu, au même titre que la Prophétie).

Il va sans dire qu’il faudrait développer chacun de ces points davantage pour saisir ces positions et leurs implications en détail. Afin d’en mieux saisir la genèse. Tenter de les résumer à partir de la conception de l’homme est un choix de notre part. Historiquement, les divergences naissent de l’interprétation du De Anima, comme nous l’avons signalé plus haut. Pour départager entre les uns et les autres, c’est là qu’il faudrait en revenir. C’est du reste ce que s’applique à faire saint Thomas lui-même dans son combat contre l’averroïsme, reprenant le texte du De anima selon une traduction de Jacques de Venise, utilisant le commentaire de Thémistius, traduit par Guillaume de Moerbeke. Il revient sur l’exégèse du De Anima, en montrant que l’interprétation d’Averroès va contre le texte, et n’hésite pas à appeler en renfort la tradition des commentateurs grecs et arabes : Thémistius, Théophraste et Avicenne. Saint Thomas veut montrer par là que la lecture averroïste du De anima n’est pas conforme à celle des grands commentateurs. Ceci établit, il s’attache à réfuter les arguments averroïstes, en faveur de leur propre thèse, et contre la thèse qu’il tire lui-même de l’œuvre d’Aristote. Or saint Thomas est catégorique : Averroès n’est pas un péripatéticien, mais un dépravateur de la philosophie péripatéticienne (quam cum Averroes oberrare, qui non tam fuit peripateticus, sed quam philosophie peripatetice depravator. §59). Et force est de constater que les arguments thomistes sont décisifs. Nous ne reviendrons pas sur l’interprétation du De Anima, ce qui nous mènerait très loin, bien plus loin qu’il n’est possible ici. Si l’on s’en tient à ces constatations que nous avons effectuées plus haut, la thèse averroïste qui fait de l’intellect une substance séparée unique pour tous les hommes empêche de suivre Aristote sur des points capitaux de sa doctrine, ce qui apparaît clairement lorsque nous reprenons ces éléments du point de vue de l’homme. Animal raisonnable chez Aristote, il ne l’est plus chez Averroès. Or c’est là un point capital, car on  y retrouve les intuitions premières d’Aristote, desquelles vit toute sa pensée. Aristote est le philosophe du réalisme, épistémologie fondée sur une noétique particulière, et qui s’épanouit en métaphysique « science de l’être en tant qu’être ». Il n’y a pas d’épistémologie réaliste possible sans cette doctrine noétique particulière à Aristote, révélée par le De Anima. Et cette épistémologie réaliste permet une métaphysique -elle en est déjà nourrie, qui ne peut exister sans elle. De l’être à la pensée, en l’homme –être parmi les autres, voici la marche de la connaissance chez Aristote (et ces vues ne justifient pas seulement la philosophie, mais aussi toute science expérimentale, il peut être bon de le rappeler). C’est là aussi qu’Aristote s’écartait de Platon, auquel sur certains points, la théorie averroïste nous ramène.

Outre la lettre des écrits d’Aristote, c’est à partir d’une vue d’ensemble de la pensée d’Aristote que l’on se rend compte de la fausse route dans laquelle Averroès engageait les péripatéticiens. Et parce que ses théories avaient de graves conséquences, noétiques, épistémologiques, métaphysiques, conséquences qui renient les intuitions premières desquelles vit la pensée aristotélicienne, la philosophie d’Averroès n’est pas péripatéticienne comme l’est celle d’Aristote. C’est en Europe Occidentale que l’aristotélisme authentique devait se perpétuer, non pas toujours par, mais parfois contre l’influence du Commentateur, et saint Thomas le théologien est indéniablement un artisan de ce transfert. A ce sujet il est marquant de constater que ce sont les théologiens qui ont combattu l’averroïsme, au nom d’Aristote en ce qui concerne Albert le Grand et saint Thomas, mais aussi au nom de la doctrine chrétienne, qui dit que l’âme est immortelle –ce qui ne se comprend plus selon les théories averroïstes.  Ce n’est pas dire que la philosophie de saint Thomas est celle d’Aristote (ce point est par trop évident, surtout en observant leurs métaphysiques respectives), mais c’est dire que les intuitions premières d’Aristote sont toujours à l’oeuvre dans la pensée de saint Thomas, ce qui permet de qualifier à bon droit sa philosophie de péripatéticienne. Saint Thomas théologien se situe dans le prolongement d’Aristote, et tente de le dépasser de l’intérieur. Averroès en revanche, toujours à partir d’Aristote, prend une tangente qui s’échappe des lignes aristotéliciennes, et qui à terme, ruine l’édifice aristotélicien tout entier.

Aristote a rendu un grand service à la théologie chrétienne au XIIIème siècle. La théologie le lui a bien rendu.

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Les principes et les causes

28-01 at 12:18 (Heurs et malheurs, Lectures, Philosophie) (, , , , , , )

« Voyons d’abord, par un exemple pris au hasard entre tant d’autres, comment certains scolastiques modernes conçoivent le problème ; leur position sera comparée ensuite à celle de saint Thomas, dont ils se réclament. [Commence ici un résumé des formules de Sanseverino, qu’il exprime dans son oeuvre majeure, Philosophiae Christianae cum antiqua comparate :]Dès qu’elle est en possession des notions d’être et de non-être, la pensée humaine formule ce jugement : non est possibile ens esse simul et non esse. C’est ce que l’on nomme le principium contradictionis. En effet, c’est un jugement (judicium) dont les termes esse et non esse, sont contradictoires, d’où son nom. Ce principe est le premier de tous parce que les termes dont il se compose, ens et non ens, sont les premiers qui tombent dans l’intellect. A titre de premier, il confère leur certitude à tous les principes communs des autres sciences. En effet si l’on se demande pourquoi ces principes sont indubitables, on en trouvera la raison dans le fait que les mettre en doute serait nier le principe de contradiction. « C’est pourquoi les autres principes peuvent être indirectement démontrés par le principe de contradiction par ceux qui les attaquent ; en effet, qui que ce soit, qui attaque l’un de ces principes, peut être finalement mis dans l’obligation d’affirmer que quelque chose est et n’est pas à la fois ».

Ici se produit une péripétie dûe aux hasards de l’histoire. Un philosophe que saint Thomas ne pouvait pas prévoir, Leibniz, a soutenu depuis qu’il y a deux premiers prncipes, l’un pour les vérités nécessaires, qui est le principe de contradiction ; l’autre pour les vérités contingentes, qui est le principe de raison suffisante. Pour des thomistes, que faire de ce deuxième premier principe ? L’un deux propose d’abord de le formuler ainsi : Nihil est sine ratione sufficienti. Il signifie alors ceci : pour qu’une chose existe dans le monde plutôt que de ne pas exister, et pour qu’elle existe de telle manière plutôt que de telle autre, il faut qu’une cause le détermine à être ainsi plutôt qu’autrement. Deux remarques s’imposent à ce sujet. Premièrement, ce principe ne peut être tenu pour absolument premier. En effet, si rien ne détermine une chose à être plutôt qu’à ne pas être, ni à être ainsi plutôt qu’autrement, elle peut à la fois être et ne pas être, ou être ce qu’elle est et être en même temps autre chose. Puisque ceci serait contradictoire, on  peut dire que la formule du principe de raison suffisante se ramène au principe de contradiction. Deuxièmement, et pour la même raison, ce principe vaut pour les vérités nécessaires non moins que pour les vérités contingentes. En effet, il n’est pas nécessaire que l’homme existe, mais, s’il existe, on tient pour nécessaire qu’il soit doué de raison, et à bon droit, car Dieu est infiniment sage, tout a été ordonné par sa pensée, et partout où il y a des ordres, il y a raison. C’est à dire qu’il y a des raisons nécessaires comme il y en a des contingentes, d’où cette conclusion : « Le principe de raison suffisante est vrai, et il vaut non seulement pour les vérités contingentes, mais aussi pour les vérités nécessaires, si bien qu’il doit être tenu pour leur principe, mais non pour leur premier principe ».

Visiblement, notre thomiste se trouve dans la position qui nous est commune à tous depuis saint Thomas, où celui qui expose sa pensée doit le faire en un langage qui ne fut jamais le sien. Notons d’abord que Sanseverino a profondément compris saint Thomas, dont la pensée vit en lui d’une vie réelle, jaillie de l’intellection authentique de son principe, qui est une certaine notion de l’être. S’il s’agissait d’un simple compilateur, son texte ne mériterait pas l’attention. Pourtant, il est manifeste qu’en lisant Sanseverino, Thomas lui-même n’y reconnaîtrait pas immédiatement sa propre pensée. Le premier principe dans l’ordre de l’appréhension simple, sur quoi tout repose dans sa doctrine, s’efface ici devant le premier principe dans l’ordre de la composition et de la division, qui est celui du jugement : idem non potest simul esse et non esse, dont les deux notions, ens et non ens fournissent les termes. Cette proposition, dont la necessité est infrangible, prend le nom de principe de contradiction, précisément parce que ses termes, être et non être, sont contradictoires entre eux. Enfin, son évidence garantit immédiatemment celle d’un deuxième principe, nommé désormais principe de raison suffisante, parce qu’il est contradictoire qu’aucun être puisse exister sans qu’il y ait une raison pour qu’il soit, et pour qu’il soit ce qu’il est. On ne saurait, sans arbitraire, juger a priori que ces différences de langages reposent sur une différence de pensée, mais elles invitent à s’assurer qu’il n’y en a pas.

Chez Saint Thomas lui-même, nous l’avons vu, le premier principe est une appréhension simple, non un jugement. Parce que ce n’est pas un jugement, il ne l’exprime pas sous forme de contradiction, fut-ce celle que nous nommons aujourd’hui « principe d’identité ». Cet absolument premier principe est ens (l’étant). Il ne s’agit pas ici d’un principe formel de la connaissance, comme s’il y avait, pour notre intellect, nécessité intrinsèque a priori, de tout concevoir comme étant. Ens signifie habens esse. Dire que étant est le premier principe signifie donc d’abord que toute connaissance est celle d’un habens esse, et que, sans un tel objet, aucune connaissance n’est possible. L’étant est donc à ranger au premier chef, parmi les principia rerum. Nous disons, au premier chef, parce que tous les autres principes réels, s’il y en a, seront nécessairement de l’être. Les principes réels sont inhérents à des choses, dont chacune est un habens esse. Le philosophe se trouve conduit par là au point unique, et au delà duquel il est impossible de remonter, où l’évidence intellectuelle première est connaissance de ce qui est absolument premier dans la réalité. Si nous voulions donner à cette connaissance un nom aussi proche que possible du langage de saint Thomas, nous pourrions le nommer « principe d’être », mais cela même n’est pas nécessaire, et on y trouverait peut être moins à gagner qu’à perdre, car saint Thomas lui-même ne va pas ordinairement de la notion de principe à celle d’être, mais inversement. Et à bon droit, car la vérité est que l’étant est principe premier, et l’on ne saurait concevoir principe plus « réel » que celui-là.

Ce que l’on nomme aujourd’hui « principe de contradiction » n’est autre chose que la nécessité, intrinsèque à l’être même, que sa nature impose à la seconde opération de l’intellect. Il n’y a rien à y ajouter pour obtenir la deuxième formule du premier principe ; au contraire, il suffit pour cela de prendre l’étant pour ce qu’il est. Si toute appréhension simple est celle de l’être, aucune ne peut être celle d’un non être. Un intellect tel que le nôtre, mais en état d’infaillibilité pratique, saurait se mouvoir d’étatn en étant, ou, en chacun d’eux, de l’être à l’être, sans concevoir d’autre règle de la connaissance que celle qui lui serait imposée par la nature même de l’id cujus actus est esse. En fait l’erreur n’est pour nous que trop possible, et elle consiste toujours, directement ou non, en ceci, que nous parlons d’un étant comme s’il n’était pas, ou, ce qui revient au même, comme s’il était autre chose que ce qu’il est. Or justement, la nature de l’être s’y oppose. C’est ce que dit avec précision saint Thomas, lorsqu’il affirme que, pour qui conçoit l’être, il est manifeste que le non être est impossible : impossibile est esse et non esse simul. Dans une telle formule, l’accent porte sur l’être même ; c’est son impossibilité intrinsèque d’être non être qui se trouve directement visée, et c’est probablement pour cela que saint Thomas n’a pas éprouvé le besoin de nommer ce principe du nom dont nous usons aujourd’hui, qui déplace l’accent de la chose sur la connaissance, et traduit une exigence fondamentale de l’être en termes de non contradiction dans le jugement. Le principe de contradiction est une interdiction formelle de concevoir l’être comme n’étant pas ; tel que saint Thomas lui-même en parle, le premier principe dans l’ordre du jugement, donc de la connaissance vraie, et que l’être ne peut pas à la fois être et ne pas être. En fait, d’ailleurs, cela n’arrive pas, parce qu’étant donné ce qu’est l’être, cela ne peut pas arriver : non contingit idem simul esse et non esse.

Ce déplacement de perspective était à peine perceptible, mais les conséquences en sont devenues importantes ; ou plutôt, il résulte, dans le thomisme moderne, de différences extrèmement sérieuses dont il a subi l’influence sans d’ailleurs jamais consentir à les approuver. »

Etienne Gilson, Constantes philosophiques de l’être.

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