La rêveuse

24-08 at 11:17 (Beauté, Musique) (, , , , , )

 

Permalien 5 commentaires

Héloïse et Abélard -2-

28-10 at 7:16 (Encyclopédie, Heurs et malheurs, Histoire, Lectures, Philosophie) (, , , , , , , , , , )

Sagesse

« Malgré les problèmes qu’elle laisse encore à résoudre, l’histoire d’Héloïse et d’Abélard est assez riche d’enseignement pour qu’il vaille la peine de les recueillir. » C’est l’objectif avoué de Gilson dans le dernier chapitre de son livre, Héloïse et Abélard. Le titre du chapitre –La leçon des faits– est à lui seul tout un programme : à partir des faits historiques et de l’histoire d’Héloïse et d’Abélard en particulier, donner une leçon d’histoire aux théoriciens comme Jacob Burckhardt au premier chef, pour son Histoire de l’Italie au temps de la Renaissance, ou Gustave Cohen et Abel Lefranc, respectivement cités à travers Ronsard, sa vie et son oeuvre, et la Revue des Cours et Conférences.

« Pour Jacob Burckhardt, écrit Gilson, […] la Renaissance est caractérisée par la découverte du monde et par la découverte de l’homme : « elle est la première à découvrir et à montrer au grand jour l’homme dans son entier ». Une fois le principe posé, les conséquences suivent d’elles-mêmes : « cette époque développe l’individualisme au plus haut point ; ensuite elle l’amène à étudier avec passion, à connaître à fond ce qui est individuel à tous les degrés. […] Pour Burckhardt, l’essentiel n’est d’ailleurs pas là ; ce qu’il tient à prouver avant tout, c’est que des individualités si puissantes ne pouvaient apparaître pour la première fois que dans les petites tyrannies italiennes du XIVème siècle, où les hommes mènent une vie personnelle si intense qu’ils éprouvent le besoin de se raconter. C’est pourquoi, « chez les Italiens, l’autobiographie elle-même (et non plus simplement l’histoire) étend parfois son vol et descend dans les profondeurs de l’individu ; à côté des mille faits de la vie extérieure, elle décrit d’une manière saisissante les phénomènes moraux, tandis que chez d’autres nations, y compris chez les Allemands du temps de la Réforme, elle se borne à consigner les faits matériels et ne laisse deviner l’âme du personnage que par la manière de les présenter. On dirait que la Vita Nuova de Dante, avec son implacable vérité, ait ouvert à la nation cette voie nouvelle ». A cette vision de l’homme de la Renaissance, s’oppose celle de l’homme du Moyen Age, écrasé et nivellé par le Christianisme : « L’Eglise devenue maîtresse, ne tolère pas le développement individuel de l’homme. Tous doivent se résigner à devenir de simples anneaux dans la longue chaîne de son système et obéir aux lois de ses institutions. »

Où situer la correspondance d’Héloïse et d’Abélard ? « Nul n’aura la sottise de comparer leur correspondance à la Vita Nuova sur le plan littéraire, répond Gilson, mais s’il s’agit de dire dans laquelle des deux oeuvres la description de l’homme moral s’affirme avec la simplicité la plus directe et la plus dépouillée d’artifice, c’est au tour de la Vita Nuova de ne plus supporter la comparaison. » Mais Héloïse et Abélard sont deux êtres du Moyen Age, et deux français sujets d’une monarchie, « ils ne satisfont à aucune des conditions requises par la théorie, sauf d’avoir été juste ce qu’ils n’auraient pas dû être si la théorie était vraie ». Ainsi, les faits contredisant la théorie, une fois établi que « l’interprétation du Moyen Age et de la Renaissance que nous avons sous les yeux n’est aucunement, comme on pourrait le croire, une hypothèse historique justiciable des faits », il ne reste plus qu’à conclure qu’elle est un mythe. C’est le mot qu’emploie Gilson, parce qu’un mythe « dicte les faits ». A l’inverse de ce refus de considérer les faits, afin de bâtir une hypothèse historique sur leur enseignement, Gilson oppose une méthode que l’on pourrait qualifier de réaliste : « Pour sortir de cette confusion, il conviendrait peut-être de commencer par se souvenir que les expressions : Moyen Age, Renaissance, sont les symboles abstraits de périodes chronologiques d’ailleurs mal définies et qu’il n’y a pas lieu d’espérer qu’on leur fasse un jour correspondre des définitions simples, applicables à tous les faits qu’elles désignent. Il n’y a pas eu d’essencedu Moyen Age et de la Renaissance, c’est pourquoi il ne saurait y en avoir de définition. » Les faits y servent de preuves : « Tandis que saint Thomas proclame la théologie regina, et même dea scientiarum, les Averroïstes enseignent que « seuls les sages qu’il y ait au monde sont les philosophes seulement, qu’on en sait pas davantage pour savoir la philosophie » et que les enseignements théologiques sont fondés sur des fables ». De tout cela qu’est-ce qui est médiéval ? Tout est médiéval. »

Evidemment, la correspondance des deux amants n’est pas seul chose à infirmer la thèse de Burckhardt, mais aussi et surtout les personnalités des auteurs de cette correspondance. « Si Abélard est un écueil fatal à la thèse de Burckhardt, Héloïse, à elle seule, en est un plus dangereux encore, non pas à cause de l’ardeur passionée avec laquelle elle s’analyse, ni de l’air de défie avec lequel cette femme publie ses secrets les plus intimes, mais bien par les idées mêmes qu’elle exprime et le contenu même de ce qu’elle dit. » Ce dernier point est donc longuement développé par Gilson. Il montre ainsi que la doctrine d’Héloïse concernant les règles monastiques rejoint dans ses déductions et ses conclusions celle d’Erasme. « Le Christ n’a prêché qu’une seule religion, la même pour les laïques et pour les moines ; l’homme chrétien renonce au monde et fait profession de ne vivre que pour le Christ, et saint Paul n’a pas prêché cette doctrine (Rom, XIII, 14) pour les moines mais pour tous ; les laïcs, même mariés, sont tenus à la charité et à la pauvreté tout autant que les moines ; bref, la seule règle à laquelle un chrétien soit tenu, c’est l’Evangile ». C’est aussi l’enseignement de Luther qui écrit plus tard dans Sur les voeux monastiques : « Faire un voeu monastique, c’est dire : « Seigneur je jure de n’être plus chrétien. Je rétracte le voeu de mon baptême. Je ne veux plus m’attacher au Christ ni vivre en Lui… Je jure d’observer au dessus et en dehors du Christ, un voeu nouveau et bien meilleur à savoir par mes propres oeuvres de chasteté, d’obéissance et de chasteté ». Les voeux monastiques chez Héloïse comme chez les humanistes et les réformateurs sont vus comme une pratique judaïsante, car ils supposent que les actes du chrétien ont une valeur. Or, s’appuyant sur saint Augustin (De bono conjugali, De Sermone Domini in monte), Abélard -et Héloïse à sa suite- affirme que « la qualité bonne ou mauvaise de l’acte réside entièrement dans l’intention qui l’anime. » Autrement dit, les bonnes oeuvres sont inutiles, et seul l’esprit sert au salut. L’envie ne nous manque pas de réfuter ces doctrines, bien que ce ne soit pas le lieu ici. Disons en deux mots que de telles vues de l’esprit ne sont possibles que lorsqu’on oppose la chair à l’esprit, et non l’homme de chair à l’homme d’esprit. Il y a plus : par l’usage qu’elle fait de cette doctrine, « Héloïse inaugure la longue lignée de tant d’héroïnes romantiques, que la fatalité condamne à faire le mal par amour, mais que la pureté même de leur amour disculpe du mal qu’elles font ; ou qu’elle entraîne à commettre des crimes, mais des crimes dont elles restent innocentes dans le temps même qu’elles les commettent, et tout cela au nom d’une morale qui sépare l’ordre des actes de l’ordre des intentions. » Etienne Gilson, comparant Héloïse à la Julie d’Etanges de Rousseau note qu’en « substituant déjà la psychologie à la morale, l’ancienne Héloïse dépasse de loin la nouvelle dans la voie même où elle l’invitait à s’engager. »

Voilà donc les faits à charge contre la théorie de Burckhardt. Et voici la leçon, d’ordre philosophique : le but de l’histoire est la connaissance. En effet, « Devant une réalité perçue devant sa complexité ordonnée, qui donc se souciera encore de formules ? Ce n’est pas pour nous débarasser d’elle que nous étudions l’histoire, mais pour sauver du néant le passé qui s’y noierait sans elle ; c’est pour faire ce qui, sans elle, ne serait même plus du passé, renaissance à l’existence dans cet unique présent hors duquel rien n’existe. »

Permalien Laissez un commentaire

L’homme de la Renaissance

16-05 at 3:05 (Heurs et malheurs, Histoire, Lectures, Philosophie, Théologie) (, , , , )

Afin de clarifier à nouveau ce que j’abordais ici et , voici un petit extrait d’un auteur déjà cité sur ce blog, Marcel de Corte.

Un thomiste parle :

« Certes l’homme de la Renaissance reste un croyant, mais sa croyance se coupe de toutes les spéculations qu’il élabore concernant l’univers, se referme sur elle-même et brise tous les rapports que le Moyen Age avait noués fermement entre la philosophie, domaine de la preuve, et la théologie, domaine de la Révélation. Comme l’écrivait Le Pogge au sujet de son ami Laurent Valla, ce dernier « blâme la physique d’Aristote, détruit la religion, professe des idées hérétiques, méprise la Bible. Et n’a t-il pas professé que la religion chrétienne ne repose pas sur des preuves, mais sur la croyance qui serait supérieure à toute preuve ! » On le voit par cette citation typique : la Renaissance rompt avec Aristote et avec la théologie chrétienne traditionnelle.

Les deux cassures sont parallèles et se retrouvent, à des degrés divers, dans tous les esprits de l’époque. L’homme de la Renaissance ne considère pas le monde comme un cosmos créé et racheté par Dieu. Il se place désormais hors de ce monde qu’il n’aborde plus que sous sa dimension purement mondaine.

Ne soyons pas ici dupes des métaphores qu’on emploie très souvent lorsque l’on parle de la Renaissance. Les historiens et les philosophes nous affirment que la Renaissance a substitué l’anthropocentrisme au théocentrisme médiéval. L’image du centre est assez fausse. En fait, celle du cercle convient beaucoup mieux : pour l’homme médiéval, le cycle du réel va de Dieu comme principe à Dieu comme fin en passant par les êtres finis, naturels et surnaturels. Cet accord circulaire est maintenant brisé. L’homme se trouve à l’extérieur du cycle de la réalité. Il n’est plus un être-dans-le-monde, mais un être-hors-du-monde, situé en face d’un monde dépouillé de la profondeur naturelle qu’avait explorée l’aristotélisme et de la profondeur surnaturelle que lui avait communiqué le christianisme. Le monde de la Renaissance est un monde dénaturalisé et désacralisé. Il n’y a plus en ce monde de principe vital comme l’estimait Aristote. Il n’y a plus en ce monde, le ferment de la grâce, comme le croyait Saint Paul. Le monde est maintenant un monde nu, désenchanté. On ne cherchera plus dans le monde les traces de l’intelligence divine qui l’a créé, ni les cheminements de l’amour divin qui l’a racheté. Le monde ne peut plus être qu’un objet de conquête pour l’homme qui se situe en face de lui comme le maître en face de l’esclave ou comme l’artiste en face de la matière qu’il modèle.

Un tel changement de conception aura pour conséquence immédiate de substituer aux philosophes et aux théologiens, aux contemplatifs du Moyen Age, les hommes pratiques, les artistes, les artisans, les guerriers, les conquérants, bref, les techniciens. Et comme il faut, pour s’emparer du monde et lui imprimer une forme, en connaître la résistance et la malléabilité, il faudra du même coup en déceler les lignes de force, exactement comme si le monde était une machine à construire. Le monde n’est plus désormais un organisme comme le pensait Aristote, mais un mécanisme d’où toute idée de cause est exclue, où il n’y a plus que des phénomènes qui se succèdent et dont les antécédents et les conséquents révèlent leur invariabilité à l’observation. Ainsi que le souligne Emile Bréhier, la conception nouvelle du monde « est une conception qu’on réalise plutôt qu’on ne la pense ». L’homme de la Renaissance, dont Machiavel analyse le comportement, est le premier homme faustien : im Anfang war die Tat ! On peut même dire qu’il est le premier homme de type marxiste, s’il est vrai qu’il n’agit plus, selon le prophète du communisme, de connaître le monde, mais de le changer.

[…]

Ce n’est pas que Machiavel soit un athée au sens moderne du mot. Il reste attaché à la foi traditionnelle, mais celle-ci n’a plus la possibilité de s’incarner dans le monde nouveau qu’il découvre. Il rédigera aussi bien une exhortation à la pénitence ou un discours moral -c’est le titre d’une de ses proses- qu’un règlement pour une société de plaisir -c’en est un autre. Il mourra dans le giron de l’Eglise. Son fils, Pietro Machiavel, écrit à Francesco Nellio, avocat florentin à Pise, le 22 juin 1524, ces lignes sèches : « il s’est laissé confesser par frère Matteo, qui lui a tenu compagnie jusqu’à sa mort ». C’est tout. Machiavel meurt, fidèle à une institution. Rien de plus. Il n’est pas un mécréant, un négateur, un ennemi du christianisme. Il ne mine pas la foi comme le pense Abel Lefranc de Rabelais. Il vit dans deux mondes différents, séparés par des cloisons étanches. La connaissance humaine n’est plus plus pour lui intégrée à la foi chrétienne et la foi chrétienne ne s’appuie plus vitalement sur la connaissance humaine du monde. Il pratique, comme les averroïstes de son temps, la doctrine de la double vérité : la vérité religieuse et la vérité profane, indépendantes l’une de l’autre. Son attitude est fidéiste : credo quia absurdum, et non pas credo ut intelligam. La raison et l’expérience ne le conduisent plus au seuil du mystère surnaturel. Celui-ci ne prolonge plus les recherches de la raison et de l’expérience. Ce sont deux modes de connaissance compartimentés. le vrai monde terrestre est celui de l’action. Le monde céleste est celui de la foi irrationnelle, sentimentale, affective, englobée dans les institutions et les rites de l’Eglise ; Machiavel les adopte tous deux, sans plus découvrir leur lien, comme la plupart de ses contemporains. Les deux mondes sont dissonants, et Machiavel s’en accommode, exactement comme le font ailleurs un Montaigne, un Hobbes, et tant d’autres ».

Marcel De Corte, L’homme contre lui même.

Permalien 8 commentaires