L’individu et la personne

19-08 at 11:04 (Heurs et malheurs, Lectures, Philosophie) (, , , , , , , , , , , , , , )

« […] la personne est « une substance individuelle complète, de nature in­tellectuelle et maîtresse de ses actions », sui juris, autonome, au sens authentique de ce mot. Ainsi le nom de personne est réservé aux substances qui possèdent cette chose divine, l’esprit, et qui, par là, sont chacune, à elle seule, un monde supérieur à tout l’ordre des corps, un monde spirituel et moral qui, à proprement parler, n’est pas une partie de cet univers, et dont le secret est inviolable même au regard naturel des anges ; le nom de personne est réservé aux substances qui, choisissant leur fin, sont capables de se déterminer elles-mêmes aux moyens, et d’intro­duire dans l’univers, par leur liberté, des séries d’événements nouveaux, aux sub­stances qui peuvent dire à leur manière fiat, et cela est fait. Et ce qui fait leur dignité, ce qui fait leur personnalité, c’est proprement et précisément la subsistance de l’âme spiri­tuelle et immortelle, et son indépendance do­minatrice à l’égard de toute l’imagerie fugace et de toute la machinerie des phénomènes sensibles. Aussi bien saint Thomas enseigne-t-il que le nom de personne signifie la plus noble et la plus élevée des choses qui sont dans la nature entière : Persona significat id quod est perfectissimum in tota natura.

Le nom d’individu, au contraire, est commun à l’homme et à la bête, et à la plante, et au microbe, et à l’atome. Et tandis que la personnalité repose sur la subsistance de l’âme humaine (subsistance indépendante du corps et communiquée au corps, lequel est soutenu dans l’être par la subsistance même de l’âme), la philosophie thomiste nous dit que l’individualité est fondée comme telle sur les exigences propres de la matière, prin­cipe d’individuation parce qu’elle est principe de division, parce qu’elle demande à occuper une position et à avoir une quantité, par où ce qui est ici différera de ce qui est là. De sorte  qu’en tant qu’individus, nous ne sommes qu’un fragment de matière, une par­tie de cet univers, distincte sans doute, mais une partie, un point de cet immense réseau de forces et d’influences, physiques et cosmiques, végétatives et animales, ethniques, ataviques, héréditaires, économiques et historiques, dont nous subissons les lois. En tant qu’individus, nous sommes soumis aux astres. En tant que personnes, nous les domi­nons.

[…] l’homme tout entier comme individu est bien ut pars dans la cité, et il est ordonné au bien de la cité comme la partie est ordonnée au bien du tout, au bien commun, qui est plus divin et qui mérite à ce titre d’être aimé de chacun plus que sa propre vie. Mais s’il s’agit de la personne comme telle, le rapport est inverse, et c’est la cité humaine qui est ordonnée aux intérêts éter­nels de la personne et à son bien propre, le­quel est, en fin de compte, le « Bien commun séparé » de l’univers tout entier, je veux dire Dieu lui-même; car chaque personne prise purement comme telle signifie un tout, et toute personne humaine est ordonnée direc­tement à Dieu comme à sa Fin ultime, et ne doit à ce titre, selon l’ordre de la cha­rité, rien préférer à soi-même que Dieu. Ainsi en chacun de nous l’individu est pour la cité, et doit au besoin se sacrifier pour elle, comme il arrive dans une juste guerre. Mais la personne est pour Dieu ; et la cité est pour la personne, j’entends pour l’accession à la vie morale et spirituelle et aux biens divins, qui est la destination même et la raison finale de la personnalité. »

Qu’est-ce que l’individualisme moderne ? Une méprise, un quiproquo : l’exaltation de l’individualité camouflée en personnalité, et l’avilissement corrélatif de la personnalité véritable.

Dans l’ordre social, la cité moderne sacrifie la personne à l’individu; elle donne à l’individu le suffrage universel, l’égalité des droits, la liberté d’opinion, et elle livre la personne, isolée, nue, sans aucune armature sociale qui la soutienne et la protège, à toutes les puissances dévoratrices qui menacent la vie de l’âme, aux actions et réactions impitoyables des intérêts et des appétits en conflit, aux exigences infinies de la matière à fabriquer et à utiliser. A toutes les avidités et à toutes les blessures que chaque homme porte naturellement en soi, elle ajoute des excitations sensuelles incessantes, et l’innombrable ruée des erreurs de toute sorte, étincelantes et aiguisées, auxquelles elle donne libre circulation dans le ciel de l’intelligence. Et elle dit à chacun des pauvres enfants des hommes, placé au milieu de ce tourbillon « Tu es un individu libre, défends-toi, sauve-toi tout seul. » C’est une civilisation homicide.

Si, d’ailleurs, avec cette poussière d’individus un État doit se construire, alors, et très logiquement, l’individu comme tel n’étant, comme je l’ai dit, qu’une partie, l’individu sera entièrement annexé au tout social, n’existera plus que pour la cité, et l’on verra tout naturellement l’individualisme aboutir au despotisme monarchique d’un Hobbes, ou au despotisme démocratique d’un Rous­seau, ou au despotisme de l’État-Providence et de l’État-Dieu de Hegel et de ses disciples. »

Jacques Maritain, Trois réformateurs.

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Dos à dos

16-09 at 9:12 (France actuelle, Heurs et malheurs, Lectures, Philosophie) (, , , , , , , , , , )

« On se tromperait étrangement en croyant que les méfaits du mathématisme ne se soient fait sentir que dans l’ordre métaphysique ; ils ont atteint jusqu’à la morale, et par elle, la sociologie. Ici, ce n’est plus Descartes qui est l’initiateur, mais Thomas Hobbes, dont Descartes n’était d’ailleurs pas sans estimer la philosophie politique beaucoup plus que la métaphysique. Ce qui nous est donné dans la réalite, c’est une complexité concrete, dont les élements s’entretiennent. L’homme n’est pas seulement un animal raisonnable, c’est encore un animal politique, parce que l’Etat est la condition nécessaire du parfait développement de sa rationalité. C’est pourquoi l’individu ne nous est jamais donné que dans un Etat, hors duquel il ne saurait réaliser pleinement son essence ni même vivre, bien que l’etat lui-même ne subsiste jamais que dans les individus, qui en sont la substance même. Il est donc également vrai de dire qu’on ne trouve rien dans l’individu qui ne lui vienne de la société, et qu’il n’y a rien dans la société qui ne lui vienne des individus, puisqu’elle les forme et qu’ils la composent.

Supposons au contraire cette réalite complexe décomposée en idées dont chacune définirait une substance, l’individu deviendrait une chose en soi, l’Etat en deviendrait une autre et un nouveau problème de la communication des substances se poserait aussi insoluble que le premier. C’est a quoi Hobbes a conduit la pensée moderne en définissant les hommes comme des individus isolables et sensiblement égaux, soit corporellement, soit spirituellement. Par ce cartésianisme politique, l’individu se trouvait érigé en un être par soi, et par conséquent en une fin en soi, dont la subordination à l’Etat comme fin plus haute devenait difficile, sinon impossible. Dès ce moment, le problème politique devient ce qu’il sera encore pour Rousseau : trouver dans l’individu, en tant que tel, une raison de le subordonner à autre chose qu’à lui-même, ce qui est plus difficile encore que de prouver la quadrature du cercle par la règle et le compas. Il est clair que pour un atome social, tel que l’individu de Hobbes, le droit de nature n’est que la liberté d’user de tous les moyens qu’il juge bons pour assurer son propre bien ; chaque homme, dit Le Léviathan, a droit, par nature sur toute chose. Comment, dès lors, recomposer un corps social avec de telles libertés ? Comment faire que, au nom de mon propre droit, ce qui m’appartient cesse de m’appartenir ? De la toutes les théories de « contrat social » qui, par des artifices différents, s’efforcent d’obtenir de droits, posés d’abord comme absolus, qu’ils se renoncent eux-mêmes, ce qui revient à faire sortir la servitude d’une somme de libertés.

Posé en ces termes, le probleme était si difficile que les essais de solution ne pouvaient manquer de foisonner ; mais ils devaient logiquement conduire à reconnaitre le caractère contradictoire du problème et a dresser l’une contre l’autre ces deux réalites antinomiques, impossible a concilier. D’une part, l’individu pris à l’état pur ; et comme la définition de l’individu en tant que tel est d’exister par soi, on aboutit à l’individualiste de Max Stirner ou à l’individualisme esthétique de Nietzsche. L’Unique, et sa propriété. Rien de plus logique, et Stirner s’est montré philosophe en cela qu’il a su conduire une idée jusqu’a la pureté de son essence. Si l’individu n’est qu’individu, l’illogique est de vouloir faire sortir le collectif de l’individuel ; la logique, c’est l’élimination radicale de l’Etat comme force contraignante. Mais si l’on prend d’autre part le collectif comme tel, puisque son essence meme est la négation de l’individuel, il devient contradictoire de le fabriquer avec des individus, et ce sont alors Comte et Durkheim qui deviennent les vrais philosophes. « L’homme n’est rien, c’est l’Humanité qui est tout. » Ici encore, rien de plus cohérent, car dans un être collectif en tant que tel, l’individu comme tel ne saurait trouver place ; il se trouve donc éliminé, reduit, nié, d’avance et comme par définition. En tant qu’elle s’efforce de se réformer sur le modèle de ses doctrines, la société moderne est donc condamnée à osciller perpétuellement entre l’anarchisme et le collectivisme, ou à vivre empiriquement d’un compromis honteux, qui n’a pas de quoi se justifier. »

Etienne Gilson, Le réalisme méthodique.

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